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Domaine étranger Sadegh Hedayat : l’âme du clown triste

décembre 1996 | Le Matricule des Anges n°18 | par Philippe Savary

Bouffonnerie et mal de vivre : le grand prosateur iranien décline dans deux livres inédits ses obsessions. Entre ombre et lumière. Magistral.

Hâdji Aghâ

L' Eau de jouvence et autres récits

Le 9 avril 1951, dans un studio de la rue Championnet, à Paris, un homme est retrouvé mort dans sa cuisine, asphyxié. Toutes les issues de l’appartement étaient calfeutrées à l’aide de coton. À même le sol, quelques manuscrits brûlés. Sur sa poitrine, il avait précautionneusement posé un portefeuille rempli d’argent pour régler les éventuelles dépenses. Il paraît que son visage arborait « une presque souriante attitude ». Sadegh Hedayat avait 48 ans et venait de quitter Téhéran. Sa dernière tentative de suicide avait enfin abouti, lui si convaincu que seule « la mort nous délivre des fourberies de l’existence ».
Longtemps, en France, le lecteur ne connut Hedayat qu’à travers un seul livre, La Chouette aveugle, publié en 1953 chez José Corti, récit d’un narrateur halluciné pour qui la réalité, sous l’emprise de narcotiques, devient une chimère maléfique. Peu d’auteurs ont planté leur plume si loin dans les ténèbres. Mais ce texte, pièce centrale de son œuvre, associé à son suicide, a classé rapidement Hedayat parmi les grands pessimistes. L’absence de notes autobiographiques -l’écrivain iranien avait une sainte horreur de la correspondance-, le peu de traces le concernant (à l’image d’Omar Khayam, poète du XIe siècle qu’il vénérait) et la difficulté de trouver de bons traducteurs de persan n’ont rien arrangé. Il a donc fallu attendre ces dix dernières années pour qu’enfin ses livres circulent et donnent une image plus complète de son travail 1 : le goût de la dérision, une parfaite connaissance des mœurs de son pays, son profond agnosticisme, son attrait pour les superstitions… La publication récente de Rencontres avec Sadegh Hedayat de M.F. Farzaneh (José Corti, 1993) -le parcours d’une initiation- jette à cet égard une solide passerelle entre l’homme et son œuvre. Le jeune disciple montre là un écrivain épris de liberté, intransigeant, sarcastique, doté d’une grande culture (il adorait Joyce, Mann, Woolf, Faulkner…), exécrant profondément l’hypocrisie du peuple iranien et de ses mollahs enturbannés (« les têtes de chou » comme il les appelle), tout en recherchant dans la langue de ses ancêtres (le pahlavi) et les religions de la Perse antique la magie de ses racines.
Avec la présente parution de Hâdji Aghâ (titre donné à celui qui a fait le pèlerinage de La Mecque), on découvre maintenant un Hedayat délicieusement drôle, théâtral, railleur, à l’écriture jubilatoire. Le personnage de Hâdji Aghâ, bouffon parmi les bouffons, incarne cette société dirigeante pour laquelle l’écrivain avait un profond dégoût. Lui-même issu d’une famille de haut rang, on imagine sans mal qu’Hedayat a dû simplement se baisser pour ramasser chez ses semblables tant de tares. Pour preuve, quinze jours lui auront suffi pour écrire ce texte.
Octogénaire respecté et bien en place dans les couloirs du pouvoir, Hâdji Aghâ passe ses journées dans le vestibule de sa maison à recevoir, se caressant le ventre, en égrenant son chapelet. Il vit de revenus fonciers et de trafic d’influence. Il entretient sept femmes, en a répudié six, enterré sept, et contracté une union temporaire avec sa servante, « pour qu’elle pût le servir sans péché ». Grand orateur, il postillonne sur ses interlocuteurs. Totalement inculte, il a ses entrées dans les sociétés littéraires les plus en vogue. Fervent religieux, il rompt le jeûne pendant le ramadan, « sous prétexte qu’il est souffrant ». Portrait d’un gros fat, dégoulinant de maniérisme et de roublardise, prêchant pour ce qu’il ne croit pas lui-même : Hedayat n’a pas son pareil pour camper ses personnages. Mais au-delà de cette caricature grotesque, sur un ton toujours léger, c’est aussi le système autocratique et pervers iranien que dénonce l’écrivain : « Il faut tenir le peuple dans la faim, le besoin, l’ignorance et la superstition afin qu’il nous obéisse (…). Notre devoir est d’entretenir la stupidité de la masse pour qu’elle s’en prenne à elle-même et qu’elle se déchire elle-même. » Ce texte est à voir et à entendre sur les planches.
L’Eau de jouvence et autres récits est d’une veine différente. Constitué de six courts textes, ce livre est une variation autour du mal de vivre. Hedayat s’attache à montrer que tout n’est que leurre, illusion, supercherie, cauchemar. L’acuité de ce regard qu’il porte aux choses et aux êtres -l’écrivain déshabille autant l’âme que le corps de ses personnages- son ton presque désinvolte rendent encore plus prégnante cette quête du néant. Dans Afarin-Gan -petit joyau de dérision- Hedayat dévoile l’absurdité des mythes religieux, « paraboles infantiles destinées à endormir l’idiot » en s’immergeant dans le monde des défunts. Leur paradis ressemble à un bel enfer. Tout juste parviennent-ils à se distraire du récit des nouveaux arrivants, le reste n’étant que monotonie, solitude et mauvaises odeurs. Dans S.G.L.L., Hedayat imagine une société future à la pointe du progrès, où tous les besoins seraient satisfaits, tous les maux éliminés, tous les mystères résolus. La population ne trouve pourtant pas le bonheur : « Le monde n’a pas de finalité, c’est l’homme qui y mettra fin. » Unique solution, la mort collective, pour libérer l’espèce humaine du « joug » de son besoin de vivre. Tout se termine dans un effroyable bain de sang et de plénitude.
Dans deux autres récits (écrits en français), l’écrivain convoque l’étrange et l’insolite, pour peindre deux femmes qui fuient la réalité en se réfugiant dans le rêve ou le mysticisme… Plus loin, Hedayat dresse le portrait d’un homme désabusé qui a arrêté de vivre après le décès de son ami d’enfance. Il va reprendre malgré tout goût à l’existence, avant que le même événement qui a provoqué son malheur ne se répète… Le volume se clôt enfin par L’Eau de jouvence, sorte de fabliau dans lequel l’écrivain dénonce à la fois les tentations terrestres (l’or et l’opium), la tyrannie des gouvernants et la lâcheté du peuple.
Mort omniprésente, errances, dégoût, fuite… Hedayat déambule tel Diogène dans la grisaille de la vie, mais le salut des hommes n’existe nulle part. « Sois heureux en cet instant, il n’y a pas d’autre but » avait écrit Omar Khayam, en se plongeant sûrement dans l’ivresse d’un bon vin. En fidèle disciple du libre-penseur, Hedayat n’aurait pas ajouté grand-chose à ce vers. Seulement lui, il a trouvé ni l’endroit, ni le repos pour poser sa carafe.

1 Phébus vient de rééditer Trois Gouttes de sang (186 pages, 119 FF) paru en 1989. Dix récits d’un réalisme impitoyable sur l’Iran de l’avant-guerre. Ajoutons également aux éditions Novetlé (cf p. 7) la réédition de La Griffe suivi de Lâleh (parus en 1989 dans la revue Caravanes). Deux jolis textes sur la chiennerie de l’existence et l’illusion des sentiments (66 pages, 59 FF).

Sadegh Hedayat
Hâdji Aghâ
Traduit du persan
par Gilbert Lazard
Phébus
178 pages, 119 FF
L’Eau de jouvence
et autres récits

Traduit du persan
par M. F. et Frédéric Farzaneh
José Corti
156 pages, 100 FF

Sadegh Hedayat : l’âme du clown triste Par Philippe Savary
Le Matricule des Anges n°18 , décembre 1996.
LMDA papier n°18
6,50