La famille Kamel Ali n’a pas toujours été pauvre. Il fut un temps où le salaire honorable du père fonctionnaire lui permettait de tenir un certain rang. À sa mort, le fragile édifice s’écroule. Pour vivre, la mère vend les meubles, oblige sa fille à faire couturière, met à la porte son voyou d’aîné, place tous ses espoirs dans ses deux fils lycéens, congédie la bonne et compte un par un les sous qui lui restent.
En plus de ne pas manger à leur faim, les Kamel Ali semblent s’acharner, par tout ce qui les tient debout -la religion, les conventions sociales, le sens du devoir et le souvenir des jours meilleurs- à ajouter à leur malheur un sentiment d’humiliation qui les prive de goûter jusqu’aux plus petites joies de l’existence. De peur de faire jaser sur leur nouvelle condition de pauvres, ils ne reçoivent plus personne. En somme la vie n’est pas belle. Chacun s’en accommode. La mère se ratatine dans la rigueur de son univers domestique après avoir abandonné tout espoir de marier sa fille trop laide et de ramener son fils aîné dans le droit chemin. Après avoir renoncé aux études, Hussein, le plus dévoué des frères, renonce également au mariage -l’argent manque- et se console en trouvant le bonheur dans son sacrifice.
Hassanein, le petit dernier, ne renonce à rien. Il subit et ronge son frein, en attendant des jours meilleurs. Dévoré d’ambition, il a honte de tout : sa fiancée trop ordinaire, son frère délinquant, sa sœur couturière et la tombe trop modeste de son père. La faim elle-même est plus supportable que l’humiliation d’avoir été déclassé. Hassan, le grand frère, a balayé tous les tabous. Insoumis, rétif au travail et aux études, il se fait trafiquant de drogue. Suprême honte : c’est grâce à son argent que la famille réussit à survivre aux temps les plus rudes.
Enfin, Nafissa, la sœur, vieille fille malheureuse et sarcastique, humiliée de travailler quand une fille de bonne famille se doit de rester à la maison, se console auprès des hommes. Hantée par un sentiment aigu de déchéance, paniquée à l’idée d’être découverte, elle se donne en secret par plaisir et s’étonne quand on la paie. C’est le personnage le plus outré du livre, symbole du gâchis des sociétés d’Orient : une femme doit être belle et vierge, puis épouse et mère, sans quoi elle n’est rien.
Vienne la nuit* est un livre sur le malheur ordinaire, sordide et mesquin, comme il peut fleurir quand le hasard vous fait pauvre dans l’Orient du qu’en dira-t-on, du culte de la virginité des femmes et de l’excessive religiosité, le tout sans la sécurité sociale. Du Mahfouz qui ressemble à Mahfouz : le destin s’acharne et ceux qui le subissent en rajoutent, prisonniers des conventions, mais surtout d’eux-mêmes.
Il faut le lire pour la sobriété du texte. Pour la cruauté avec laquelle Naguib Mahfouz raconte les petites lâchetés humaines, pour la tendresse de son regard sur les êtres. Pour le désespoir absolu de ces mêmes êtres, et pour l’Égypte qu’incarne cette famille à la dérive, prisonnière de sa folie par la faute d’un père absent.
*Alors que nous bouclons ce numéro paraissent deux autres titres du prix Nobel de littérature : L’Amour au pied des pyramides (nouvelles) et Le Mendiant (roman) tous deux chez Actes Sud. À suivre donc…
Vienne la nuit
Naguib Mahfouz
Denoël
Traduit de l’arabe par Nada Yafi
458 pages, 145 FF
Domaine étranger Fracture sociale à l’égyptienne
mars 1997 | Le Matricule des Anges n°19
| par
Haydée Sabéran
Une famille se bat pour ne pas s’enfoncer dans la misère. Succès en Égypte, Vienne la nuit de Mahfouz y a été réédité 21 fois depuis 1949.
Un livre
Fracture sociale à l’égyptienne
Par
Haydée Sabéran
Le Matricule des Anges n°19
, mars 1997.