Lettre au Directeur du théâtre

Monsieur Ruisseau

Entre théâtre et philosophie, l’oeuvre de Denis Guenoun offre avant tout l’image d’un penseur en prise sur le monde.
Dans l’agitation de la rentrée strasbourgeoise, Denis Guénoun s’apprête à déménager famille, livres et bagages pour Nantes où il enseignera en « Études théâtrales ». Pourtant la ville d’Est conservera sûrement une place à part dans la géographie intime de l’auteur. C’est là qu’avec une poignée de compères, en 1975, il fonde et anime comme acteur, musicien et metteur en scène le très radical et aujourd’hui quasi mythique théâtre de l’Attroupement. C’est là aussi qu’il renoue avec la philosophie quinze ans plus tard, après Marseille et Châteauvallon où il crée la compagnie du Grand Nuage de Magellan, puis Reims où il dirige le Centre dramatique national. De la scène à la réflexion studieuse, en passant par l’écriture d’une quinzaine de textes, toute une vie entre théâtre et philosophie. Tension, exclusion, confusion ? Denis Guénoun s’en explique en deux essais et deux pièces de théâtre.
N’ y a t-il pas dans la Lettre au directeur de théâtre un constat d’échec du directeur de théâtre que vous avez été ?Sans aucun doute, mais il faut s’entendre sur le mot « échec ». Ma carrière a présenté tous les signes extérieurs de la réussite : rapide, elle m’a procuré tout ce que je pouvais espérer en terme de reconnaissance et de moyens. À la fin, j’ai dirigé plusieurs années un grand théâtre public, dynamique et bien rempli. C’était parti pour durer. Et pourtant, oui : cette réussite-là a valu pour moi comme une sorte d’échec. Je n’y reconnaissais pas les raisons et les espoirs qui m’avaient engagé dans le théâtre. J’ai donc décidé d’interrompre. Je ne pense pas, néanmoins, m’être replié sur la nostalgie des débuts dans la pauvreté. Pas plus que je ne crois à la fatalité de la désillusion. J’y vois plutôt la marque d’une conjoncture, précise et provisoire, du théâtre d’aujourd’hui, et plus encore d’un certain moment de la vie sociale. L’assemblée théâtrale (la collectivité formée par le public et les acteurs) produit moins d’invention, de pensée, de questionnement : pourquoi sommes-nous là, réunis ? De quels privilèges avons-nous à répondre ? Quel regard portons-nous sur ceux qui sont restés au dehors ? etc. J’ai souvent l’impression qu’on se retrouve au théâtre plutôt pour jouir avec confort d’une certaine consommation culturelle. Je schématise, bien sûr. Mais une certaine puissance inquiétante du théâtre s’est comme éclipsée. Provisoirement.
Dans Relation, vous parlez de L’Attroupement, comme de votre plus beau moment de théâtre.C’est le moment dont le sens m’apparaît avec le plus de netteté. Un attroupement a des contours changeants, incertains, on ne s’attroupe pas dans une salle fermée. Il y a ceux qui rentrent, d’autres sortent, ça communique sans arrêt avec l’extérieur. L’Attroupement n’était pas une confrérie. Je ne prétends pas qu’il faudrait le refaire : plutôt chercher autrement, pour aujourd’hui, cette force...