À la fois alchimiste et derviche-tourneur, Christian Estèbe, dans son quatrième ouvrage se pique au passé.
Pour comprendre les déplacements d’enfants autistes, un psychopédiatre avait équipé ces derniers d’un faisceau lumineux imprimant sur la pellicule d’étranges lacis, entrelacs, noeuds. Le travail de Christian Estèbe s’apparente à cette expérience. Écrire semble pour lui une façon de tournoyer en aveugle autour de lieux, de corps, d’émois, tracer, retracer afin de démêler, d’atteindre au plus près les écheveaux de vie, de mort qui se dévident dans la mémoire. En quatre longues nouvelles, ce quadragénaire, auteur de trois romans et qui exerce la profession de libraire ambulant réanime un cosmos familial, une Trinité effacée. Trois corps en souffrance. D’abord le petit Jésus qu’on sépare à dix ans de sa mère pour le placer dans un lieu correctif, concentrationnaire, un institut hélio-marin au milieu « d’enfants étranges… assis dans des fauteuils chromés, engoncés dans des coquilles de plâtre ». Lieu tout en béton dont l’ombre grise défigure la plage. Lieu d’attentes terribles, de siestes obligatoires, de promiscuité, de miasmes, d’impétigo etc…. Première séparation qui préfigure celles à venir, définitives. Ensuite, il y a la Sainte Vierge, la mère « légitime présence du temps accordé à l’attente ». Là, l’auteur travaille sur photos comme un mage. Il décrypte, relégende, alterne tranches de vies, récits de lente agonie, incessants allers et retours entre le mortifère et le sensuel, le désir (coupable) de la mère, cette vahiné en socquette blanche dont le corps offert à la médecine sera démembré, puis brûlé. Torero pathétique, désespéré, il exécute ici une magnifique « véronique, vérité ironique d’une petite tauromachie incestueuse ». Enfin, il y a le père, hiératique, lointain, c’est un voleur de mère. Pas le père rêvé, le père fusionnel, un cancer dans le ventre, sa vie bascule aux alentours de Noël. L’auteur lui a déjà consacré un livre : Messe de granit. Il rajoute ici un Codicille qui explique comment par la magie de l’écriture, la fiction devient réalité et les mots inventés, réellement prononcés. « Recouvre-moi, mon fils. Ces mots sont les mêmes qu’il prononce dans le roman… J’ai l’impression de sortir et d’entrer tout à la fois dans un songe, de palper une preuve vivante des mystères qui nous tissent. » Entre ces trois récits autobiographiques s’intercale une fiction métaphorique Miel rebelle.. Un homme se remémore comment enfant, il anéantit un essaim de guêpes. Cet acte a-t-il précipité la fin de son monde, de l’harmonie, de l’unité familiale, le départ du père ? Quarante ans plus tard, rendant visite à sa mère dans un asile, il offre son sexe, sa semence à un nouvel essaim. Piqûre terrible qui ravive la culpabilité d’être vivant, désirant au milieu de souvenirs morts, « au sein même de la douleur, s’immisce une joie qui met en sourdine cette part maudite. » Christian Estèbe, en d’incessants va-et-vient butine son passé, redessine une carte du Tendre des lieux de l’enfance ; Montpellier, ses quartiers, Palavas… Sa langue simple, ses formulations délicates introduisent un rapport alchimique à l’écriture, à la réincarnation, réincorporation où culpabilité, honte riment avec manque et tendresse. Dans ses cornues s’agitent des solutions expérimentales qui augurent de somptueux élixirs. Dès à présent sans modération enivrons-nous de ses précipités d’amour que le temps a légèrement altérés et rendus aigre-doux.
Les Jours de la barqueChristian Estèbe
Le Temps qu’il fait110 Pages, 89 FF
Domaine français Petite trinité familiale
novembre 1997 | Le Matricule des Anges n°21
| par
Dominique Aussenac
Un livre
Petite trinité familiale
Par
Dominique Aussenac
Le Matricule des Anges n°21
, novembre 1997.