La voix envahit l’espace. Voix lourde, racleuse, derrière laquelle court quelque chose qui ressemble à l’intérieur du corps (on laissera aux journalistes sportifs et aux militaires le terme de « tripes »). Pour qui a eu la chance d’entendre lire Christian Prigent, cette sensation d’entendre une chair parlante marque à jamais la lecture silencieuse qu’on peut avoir chez soi de l’oeuvre de ce poète et essayiste.Or voici que les éditions Alfil, pour lancer leur nouvelle collection, Le Livre en voix, ont profité de la venue de l’auteur de Ceux qui merdrent au festival des Bucoliques à Chemillé-sur-Dême (37).Un disque compact accompagne aujourd’hui le livret de cette lecture où l’on retrouve le début de Une phrase pour ma mère (P.O.L, 1996), un extrait du magnifique Commencement (P.O.L, 1989), mais aussi Litanies, Liste des langues que je parle et La Voix-de-l’écrit publiés ou enregistrés dans des ouvrages aujourd’hui épuisés.Pour ceux qui ignorent encore cette oeuvre singulière, il est bon de préciser que l’on ne vient pas à une telle lecture comme on irait à celle d’un acteur de théâtre. Christian Prigent ne fait pas du Alain Cuny. Il ne s’agit pas pour lui, de bien lire ses textes, mais de bien les extirper, d’en expurger le corps, dans un acte d’une incroyable force physique. Les ricaneurs parleront de curiosité, comme s’il s’agissait de mettre, avec des pincettes, une distance entre eux et cette masse sonore, vocale. Dans les rythmes lancinants, excités, qui donnent la partition des textes, l’auditeur attrapera au vol ces jeux de mots qui n’en sont pas. Les glissements sémantiques, les lapsus à la chaîne, s’ils provoquent un comique hallucinatoire n’ont pas pour mission de plaire, de distraire. Il s’agit même exactement du contraire : éliminer tout ce qui met une opacité entre nous et le monde. Le lecteur, lui, avait pu déjà expérimenter ces voies vers l’intérieur de chacun, vers un inconscient scatologique, libidineux.
Avec ce livre-disque compact, il serait donc possible de faire les deux en même temps : écouter le texte et ensuivre l’évolution, un doigt sur la page. Mais, prenons-en le pari, placé devant la voix, telle qu’elle sort, aucun lecteur ne dissipera son attention à vouloir suivre des petits signes noirs sur une page blanche.Charcutons, charcutez de Benjamin Péret ouvre un autre disque compact d’où la littérature n’est pas absente. Mais rien à voir avec une lecture de Christian Prigent. Le piano, la contrebasse, les choeurs jalonnent vingt-quatre chansons tirées des oeuvres de Péret donc, mais aussi Queneau, Arp, Mansour, Leiris et Soupault. Bernard Ascal signe la mise en musique de ces poèmes, qu’il chante sur des rythmes jazzy propres à restituer leur fantaisie. Les trois bonnes bouilles des musiciens au dos du C.D. confirme ce qu’une audition laisse entendre : on n’est pas là pour se faire emmerder. C’est léger comme une brise de printemps. Dix des vingt-quatre chansons sont imprimées sur le livret et l’on pourrait voir, qui sait, sur les autoroutes de France, dans des voitures musicales des types et des filles gueuler à tue-tête : « Je ne pense à dieu/ qu’en mangeant du chiendent/ parce que Dieu/ a fait le chiendent à son image. » ce ne serait peut-être pas surréaliste, mais au moins, ce serait réjouissant.
L’Écriture, ça crispe le mou…Christian Prigent
Alfil52 pages et 36’, 95 FF
Bernard AscalChante 6 poètes surréalistes
Maison de la poésie de Nantes (35, rue de l’Héronnière 44000 Nantes)100 FF + 25 FF de port
Poésie La littérature, ça s’écoute
novembre 1997 | Le Matricule des Anges n°21
| par
Thierry Guichard
Des livres
La littérature, ça s’écoute
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°21
, novembre 1997.