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Domaine étranger Jahnn, l’homme damné

novembre 1997 | Le Matricule des Anges n°21 | par Philippe Savary

Les Cahiers de Gustav Anias Horn

L’écrivain allemand dresse dans une monumentale épopée l’être humain face à lui-même. Un chant polyphonique qui résonne au plus profond des ténèbres.
Né en 1894, mort en 1959, Hans Henny Jahnn est un peu les pages jaunes de l’annuaire à lui tout seul. Ecrivain, facteur d’orgue, expert en musicologie, architecte, éditeur, éleveur de chevaux, il s’intéressa à l’hormonologie, aux explosifs, fonda une société idéale artistique (Ugrino), fut également un ardent défenseur de l’écologie. Anti-militariste convaincu, il fuya le nazisme dès 1933 pour s’installer au Danemark. Comme l’un de ses homonymes bâtisseurs de cathédrales, Jahnn voua sa vie à des entreprises toutes en démesure. Percer les mystères de la création, conquérir un autre monde, pacifié et harmonieux, en observant le tissu de l’univers « depuis l’autre côté, l’envers », relevaient du défi spirituel pour ce drôle de païen. Romancier et auteur dramatique, ses textes furent peu lus de son vivant, en dehors d’un cercle restreint de gens cultivés. « Il s’est toujours trouvé à l’écart. Il appartenait à un empire secret, celui de la littérature allemande non officielle, empire peuplé de princes inconnus et sans couronne », disait de lui, admirateur, Klaus Mann. Son premier roman, Perrudja (José Corti, 1995), préfigurait ce statut de roi sans cour. Ce portrait épique d’un solitaire des forêts norvégiennes incarnait dans sa monumentale architecture (800 pages) toute l’ambition de Jahnn : abattre les conventions morales et esthétiques (sexualité, mort, nature), mettre au jour les forces incohérentes, obscures dont l’homme est assailli, le tout servi par une langue peu commune, torrentielle et sauvage. D’une facture plus classique, moins démonstrative, Les Cahiers de Gustav Anias Horn aboutissent au même dessein : l’aliénation et la perdition inéluctables de l’espèce humaine.
Les Carnets de Gustav Anias Horn forment le deuxième volet d’une trilogie, Fleuve sans rives, inaugurée par Le Navire de bois (José Corti, 1993). Initialement, ce premier tome, écrit en 1936, devait se suffire à lui-même mais l’éditeur exigea un chapitre supplémentaire pour éclaircir quelques zones d’ombres. Jahnn y travailla pendant neuf ans au terme desquels il remit… 1500 pages. Ces Cahiers sont donc une suite, mais peuvent se lire d’une façon tout à fait autonome. Trente ans après le naufrage du Navire de bois, Gustav Anias Horn, le passager clandestin, entreprend la rédaction de son journal intime. Ce testament de toute une vie mêle trois niveaux temporels : le naufrage de ce mystérieux navire sur lequel fut assassiné sa fiancée Ellena ; les deux décennies qui ont suivi le naufrage en compagnie de son ami Alfred Tutein -le matelot, le meurtrier de sa fiancée-, et le temps présent, celui de la rédaction. Gustav vit seul en Suède, sur une île, en compagnie d’un vieux chien et d’une jument. Le cadavre de son ami repose dans un coffre, à quelques mètres d’où il est assis. « J’ai passé des heures et des heures à redécouvrir mes souvenirs et à noter ce qui me paraissait important. Cela m’a apporté davantage de calme. Je me sens libéré de désirs et sans amertume devant les petites contrariétés qui empoisonnent si facilement une existence presque inutile. Et je me sens à nouveau concerné par le temps présent de l’humanité. » Malgré les « inexactitudes », les « grosses bévues », son récit est une tentative désespérée de trouver le salut, « quelque chose d’inimaginable, qui détruise irrémédiablement le souvenir ». Oisif, passif et vieillissant, Gustav se souvient de sa vie aux côtés de Tutein, son « invisible frère jumeau », son « assassin privé », son « vampire ». Leur existence commune est scellée par le sceau de la culpabilité originelle (le meurtre). Tous les deux voyageront beaucoup, parcourront le monde : en Amérique du Sud, en Afrique de l’Ouest, les îles Canaries, la Norvège, la Suède… Au cours de cette épique épopée, peuplée de désirs et de pleurs, Tutein se lancera dans le négoce de chevaux, Gustav découvrira sa vocation de compositeur. Le péché et la débauche dans lesquels ils s’enfoncent n’ont pour but que de consolider leur ancienne conspiration et lutter contre « les opinions barbares des vivants ». Chaque halte, au prix d’expériences physiques et mystiques éprouvantes, les éloigne de la société des hommes, aggrave leur solitude. « Les jours étaient comme des gardiens qui se relayaient. Ils nous surveillaient dans notre prison. » La peur, la mort, la dépravation, le pourrissement de la chair, le dégoût de la fertilité flottent comme un drapeau noir et rieur sur ces pages magnifiques de sérénité. Tentant en vain de « chercher une explication surnaturelle à la résignation », Gustav et Tutein traversent ainsi d’étranges périodes de déchéances physiques et psychiques, alimentées par de longs dialogues (ou monologues) métaphysiques : « Il est trop tard de vouloir chercher un bonheur médiocre, parce que nous sommes voués à la destruction ou à un destin exceptionnel - à être une nouvelle variante de la nature, des bâtards… » Incapables de confiance, incapables d’espoir, sans Dieu, les deux amis échangeront leur sang pour se prouver leur indéfectible amitié.
Relevant tant de l’expressionnisme que de l’existentialisme, Les Carnets de Gustav Anias Horn (une bonne partie est autobiographique) sont d’une troublante modernité. Jahnn y développe ses thèmes de prédilection : le dédoublement de l’être, la bisexualité, la transcendance, le cosmopolitisme, les puissances de l’instinct, l’égalité homme-animal. Sa langue, aux mille résonances, aux mille images, se déploie dans un chant funèbre où la beauté ténébreuse de la nature -par de longues descriptions- accompagne la complainte d’une souffrance universelle. Car c’est bien une double agonie que met en scène Jahnn. Attendre que se manifeste le destin, l’attente d’un désir, l’attente de la mort, « comme une bête à l’abattoir ». Une attente qui fera dire à Tutein : « C’est vraiment étonnant que l’amour soit si inutile à l’homme. » Tragique, ce long texte, ce long râle n’en finit pas de raconter le naufrage, celui d’une époque furieuse et sanglante -la Seconde Guerre mondiale-dont les appels aux rêves se perdent dans la nuit profonde. Odyssée à la recherche du temps perdu, vieux grimoire de l’humanité, ce livre a la gravité et l’immensité « des montagnes éclatées où l’on pénétrait comme dans la plaie terrible d’un corps monstrueux. Les bords de la blessure dégoulinant d’un jus brun. Mais dans les galeries profondes, dans les entrailles de cette fraîcheur sèche régnait un silence de cathédrale, se manifestait l’esprit qui émane de la pierre. » Un livre gravé dans une détresse précieuse et éternelle. Un enchantement noir.
Les Cahiers de Gustav Anias HornHans Henny JahnnTraduit de l’allemand par Huguette et René Radrizzani
José Corti756 pages, 195 FF

Jahnn, l’homme damné Par Philippe Savary
Le Matricule des Anges n°21 , novembre 1997.
LMDA PDF n°21
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