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L'Anachronique La part des anges

janvier 1998 | Le Matricule des Anges n°22 | par Éric Holder

Nous connaissons beaucoup de bars. Voilà bien l’une des rares choses dont nous puissions nous enorgueillir, mais le fait est là : nous connaissons beaucoup de bars. Au point, retournant à Angers, Nantes ou Bordeaux, d’avoir oublié que nous étions venus, et de retrouver, cependant, notre chemin, du café du Commerce à celui qui affiche fièrement qu’on est « Chez Ginette ». Bon sang, mais c’est bien sûr, et si l’on cherche la mairie, on n’ignore pas, tel un homme ayant toujours vécu ici, qu’elle donne, deux rues plus tard, sur la grand-place, et la Brasserie des Arts. Je nous traiterais volontiers d’aborigènes -nous : quelques-uns dont je tairai les noms et moi-, lesquels aborigènes, ainsi que nous l’apprend Bruce Chatwin dans Le Chant des pistes, étaient capables de se repérer en tout point de leur territoire grâce à des sortes de litanies, des psaumes étranges et extrêmement poétiques où il était question d’oiseaux morts et de chiens couchés (traduire : juste après ce lopin de terre, tu trouveras également un grand rocher en forme de). Bien entendu, l’homme blanc est advenu, plantant, arasant, édifiant des grillages. Le résultat est qu’on ne s’y retrouve plus.
Il n’en va pas autrement de la théorie des bars. Passe encore s’il s’agit d’un changement de propriétaire - bien qu’il convienne de les éviter, pour ce que se réunissent là tous les ivrognes ayant laissé des ardoises ailleurs, cela fait une compagnie de faux-culs -mais si (l’homme blanc, décidément) le ravissant troquet est devenu coiffeur pour dames ? Intégré à la supérette voisine ? Décathlon ? Nous voici perdus, brisés dans l’élan qui nous faisait mieux connaître la ville que certains de ses propres habitants, avec, de surcroît, au cœur, la désagréable sensation d’avoir été trompés. Trahis, même.
Au fond, à bien y réfléchir, nous ne sachons qu’un seul bar intangible, immuable et pourtant partout en France.
Celui du TGV.
Volonté du destin ? La voiture qui l’abrite jouxte avec une espèce de système celle que nous occupons, qu’on aille à Angers, Nantes ou Bordeaux. Ce n’est pas sans un soupir d’aise que nous y pénétrons. Ah ! c’est que rien n’a changé. Voici les petits tabourets aussi vissés au sol qu’ils sont fermement inconfortables. Le comptoir au-dessus duquel sont tant le cake que les mignonnettes. Surtout, surtout, le long plat-bord qui court sous les toiles sans cesse renouvelées des paysages de France, et où, côte à côte, on feint de s’ignorer en laissant s’égoutter longuement le café depuis le filtre. C’est propre, quasi austère, d’une austérité qui va au teint du cérémonial - on l’aura compris, ce ne sont ni le café, ni le filtre qui nous intéressent. Les bars d’hôtels, à rebours, eux, souvent munificents, sont capables de procurer ce genre de sentiment : celui de la paix mêlée de nomadisme. On n’y est plus pour personne. On y est, en revanche, pour la première personne venue. Tel étudiant en aéronautique qui, malgré un cursus brillant, se plaint de ne pouvoir trouver un emploi, et l’on compatit. Telle autre, cette fois, piercée nez-oreilles (nombril ?), en maîtrise d’histoire de l’art, et qui vous entretient avec passion du sujet de sa maîtrise. Enfin, lointaine réminiscence du temps où il y avait des militaires dans des trains, c’est ce jeune homme qui dit l’ennui des garnisons, il n’a pas pu y échapper, il veut devenir pharmacien, il a une sorte de sourire triste en caressant des cheveux qui ont dû être longs autrefois.
Mais voici qu’après des appels répétés au microphone - « Bienvenue à bord du TGV numéro tant… La compagnie vous rappelle qu’un bar est ouvert en voiture (et suit un chiffre)… Nous vous souhaitons un agréable voyage… - voici, donc, que midi sonne.
C’est toute une humanité, alors, et pour peu que vous soyez flanqué, depuis un temps, non loin de comptoir - en quelque sorte : aux premières loges - qui va se presser. Libre à nous de manger ou non à midi : reste que certains ne déjeunent pas à d’autres heures. Une file d’attente ne tarde pas à se former. On en voit bientôt, près de la porte verrouillant le sas, qui s’impatientent. Car les premiers arrivés prennent leur temps, hésitent. Croque-monsieur ? Salade campagnarde ? Préfèrera-t-on du vin, une bière ? C’est que cela coûte au moins dans les trente francs. A ce prix-là, ne nous laissons pas gruger, oublieux que nous sommes d’avoir attendu trop longtemps derrière pour les mêmes motifs.
Il y a les deux copines qui descendent au prochain arrêt, et qui serviront elles-mêmes, ce soir, le banquet des anciens, fait chier, disent-elles, j’ai dû me lever tôt à cause d’eux. Il y a ces premières, lui tient une de ces petites sacoches dont la bride, lacée autour du poignet, protège l’important ; elle, elle jette des coups d’oeil inquiets à la ronde, comme lorsqu’on s’égare. Et puis voici celle-qui-a-des-enfants-uniquement-préoccupés-de-courir. Voulez-vous me dire ce que vous mangerez, à la fin ?
C’est sûr, nous sommes au cœur du monde. L’ivresse se voit doublée d’une autre, qu’on appelle »la part des anges". La part des anges, c’est ce qui échappe chaque année au Mobilier national, meubles qu’on n’arrive plus à répertorier dans des services ; disparitions ici, et réapparitions là-bas ; aussi : caves de cognac évaporées.
Ainsi le bar du TGV laisse-t-il des corps dont l’esprit a été transmis. On en sort, regagnant sa place, tant alourdi qu’allégé.
Eric Holder

La part des anges Par Éric Holder
Le Matricule des Anges n°22 , janvier 1998.