S’il devait y avoir une morale à ce roman humoristique -précisons que ce n’était pas le genre d’Alexeï Tolstoï- ce pourrait être qu’au fond, par delà les conflits d’idéologies et les revers de l’histoire, l’important c’est de sauver sa peau. De bien la sauver. Et Semion Nezvorov s’y emploie avec une telle énergie que Tolstoï lui-même renonce à achever son ambitieux personnage, et, du coup, son roman. « L’auteur a eu beau déployer tous ses efforts, rien à faire, il n’est pas si simple d’effacer Semion Ivanovitch des pages du récit » constate-t-il dans une fin qui n’en n’est pas une. Encouragé par la prédiction d’une vieille Tzigane -qui l’envisage riche et célèbre aux termes de nombreuses aventures- Nezvorov n’a de cesse de se façonner un destin à la mesure de sa mythomanie.
Employé dans les transports, « assidu au bureau (…) comme un bon Petersbourgeois » à la veille de la Grande Guerre, il termine comme inventeur à succès de la course de cafards dans un bar de Constantinople, au lendemain de la victoire alliée. Entretemps, le rusé bonhomme aura changé au moins dix fois de bords et d’identités -fuyant l’avancée de la Révolution et « Ibycus le crâne parlant », symbole funeste dans le jeu des cartomanciennes. Brusquement enrichi dans des circonstances peu honorables, il sera tour à tour comte à Moscou, tenancier d’une maison de jeu, propriétaire foncier à Karkhov, trésorier d’une bande de brigands, spéculateur à Odessa, espion contre-révolutionnaire, et cetera, jusqu’à devenir souteneur dans les rues chaudes de Constantinople. Toujours cerné de près par la mort mais jamais rattrapé. Tous ces rebondissements ne font certes pas un héros, Tolstoï en convient lui-même à la fin du roman. « Semion Ivanovitch s’assit, les genoux entre les bras, et livré à d’amères réflexions, il se sentit comme un petit enfant abandonné, jeté par la méchante révolution sur une île déserte au milieu d’une mer hostile. (…) Non, décidément, Semion Ivanovitch ne valait rien pour faire un héros de roman ».
Avec cette nouvelle parution, L’Esprit des péninsules contribue une fois encore à sortir des oubliettes cet autre Tolstoï (aucun rapport avec Léon). Né en 1882 dans une famille aristocratique, l’écrivain est déjà populaire lorsqu’il fuit la Révolution avec les Russes blancs jusqu’à Paris. Là, il participe à différentes revues de l’émigration avant de se rapprocher de la Russie soviétique. Rentré au pays en 1923, il est élu député au Soviet suprême quinze ans plus tard avant de se voir descerner le prix Staline. Admiré de Boulgakov et de ses contemporains, il avait connu la célébrité en France dès les années 20 avant que sa position d’écrivain officiel du Parti n’emtame durablement sa popularité.
Portraitiste sans complaisance, romancier à la prose vive et d’une grande modernité de style, Alexeï Tolstoï mêle ici les petites histoires à la grande. Celle avec un grand H pour laquelle il se passionnait où le destin se joue plus sûrement sur un coup de dés que sur des choix de pensée. La morale de cette histoire c’est décidément qu’il n’y en a pas. Et si Tolstoï se laisse volontiers reconnaître derrière son personnage, nul doute que cet opportuniste avait un grand talent.
Ibycus
Alexeï Tolstoï
Traduit du russe
par Paul Lequesne
L’Esprit des péninsules
208 pages, 120 FF
Domaine étranger Dix vies et une mort
janvier 1998 | Le Matricule des Anges n°22
| par
Maïa Bouteillet
Anti-bolchévique puis apologiste de Staline, Alexeï Tolstoï écrit en 1924 les aventures d’un homme qui change tout le temps de veste. Farcesque.
Un livre
Dix vies et une mort
Par
Maïa Bouteillet
Le Matricule des Anges n°22
, janvier 1998.