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Domaine français A propos de L’Antéforme

juin 1998 | Le Matricule des Anges n°23 | par Antoine Daguin

Pulsée par l’explosion atomique d’Hiroshima, l’écriture de L’Antéforme est un souffle d’une puissance gigantesque, dans lequel sont pris le corps et la pensée. Avec ce livre, Mehdi Belhaj Kacem ose prendre en charge « cette remise en question fondamentale de l’humanité en tant que telle, en tant que genre, espèce, mais aussi du corps, dans l’acception qui avait prédominé jusque-là : une complexion organique limitée et précisément démarquée et séparée du monde ». L’homme héritier d’une conception dualiste disparaît corps et âme avec Hiroshima, pour laisser place à l’homme renaissant de l’âge atomique, que Kacem nomme antéforme.
Ayant « la très vive sensation de pourrir vivant », le narrateur de L’Antéforme est « pris de décomposition comme on dit pris d’une démangeaison ». Le symptôme s’accentuant, la désagrégation devient le fonctionnement même du corps qui n’est plus qu’une vaste explosion, animé intérieurement d’innombrables déflagrations. Malgré le danger de voir son corps purement et simplement annihilé, le narrateur entreprend de « mettre ce mal à profit (…) à titre de processus d’approche de l’informe ». La poétique du corps atomisé, éclaté dans son infini moléculaire, à l’œuvre depuis Cancer trouve ici son plein aboutissement. Auscultant la vie organique de son propre corps explosé, attentif à la force de ses désirs, à l’extrême diversité de ses sensations et à la puissance trop souvent insoupçonnée de ses manifestations, Kacem dresse avec minutie la cartographie des multiples régions du cosmos intérieur qu’est le corps. Les événements surgissant dans ce cosmos avec la force de l’évidence, des sensations proprement étonnantes comme les « premières stimulations génitales », sont une source incessante de questionnement pour la pensée. « Penser, être sexué, fissure et fragmente la réalité ». Conforme dans sa lucidité à la nature atomistique du corps, la pensée qui fait face à cette explosion se reconnaît comme « un fourmillement, une sorte d’organisme fluide, dispersé, atomique ». À l’inverse de l’intelligence formatrice qui cristallise des émotions, la pensée est une « force désagrégatrice ».
« J’écris sur une explosion ». Telle une onde de choc, la puissance de l’écriture éclate tout entière dans son mouvement. Les quelques événements narratifs importent moins que la prolifération même de l’écriture dans son déploiement spatial. L’Antéforme est un récit expérimental, au sens de la « littérature expérimentale, c’est-à-dire de toutes les expériences rendues disponibles dans la vie », d’inspiration autobiographique. À l’écoute de la sensation, Kacem compose une « sténographie symphonique » qui retranscrit le processus de décomposition par le « langage d’une émotion ». Emportés dans « l’accélérateur de particules » où résonne la pensée, les mots se frôlent, se croisent, s’entrechoquent. Issue de cette mouvance, la phrase progresse, dans un martèlement bruitiste au rythme infernal, en explorant les multiples trajets sinueux d’une pensée qui fuse dans toutes les directions. Cette longue phrase, où « chaque mot recèle ses sens mouvants, ses coulissements, ses doubles ou quadruples ourlets, ses glissements parfois massifs et sédimentaires, de sorte qu’à à peu près aucun mot ne correspond la même définition d’une ligne à l’autre », manifeste la voix singulière de Kacem, en usant de tous les ressorts typographiques nécessaires à son expression (tirets, parenthèses, guillemets, italiques…). À partir de ces variations, les longs paragraphes forment de vastes mouvements à la fin desquels, quand l’exubérance s’atténue en même temps que le rythme, la voix résonne à l’unisson avant de se taire. Cette voix qui « ne peut matériellement s’autoriser à parler que sur un fond silencieux » compose une musique grandiose où l’émotion varie du lyrisme le plus bouleversant au rire le plus franc, et de la profération la plus sereine aux assénations les plus véhémentes. Le rire participe constamment de l’écriture de Kacem. Orienté avant tout vers lui-même (« Quand je me vois dans la glace, je me sens exactement comme un singe »), un sentiment général d’ironie infuse à la langue un humour qui transparaît naturellement à travers la formulation (ces nihilistes « aigris par leur mauvaise digestion de l’hostie debordienne »), une idée (« que « science sans conscience » ne soit que ruine de l’âme, c’est heureux puisque la science ne s’acquiert ici que par une ruine générale de l’âme, de la pensée, de l’« intelligence » ») ou bien encore la narration avec cette longue scène chevaleresque où le narrateur est en quête des « derniers écrits de Nietzsche ». En même temps qu’il allège la radicalité de certaines prises de position, l’humour tempère l’extrême tension du flux narratif torrentiel dans lequel est plongé le lecteur.
Le cycle de la révolte corporelle qui éclate au sein d’un individu socialement isolé dans 1993 et qui s’étend à un petit groupe d’adolescents dans Vies et morts d’Irène Lepic, se clôt avec ce dernier livre en se portant à l’échelle de l’humanité. L’Antéforme est le livre d’une renaissance. Ayant frôlé la déperdition de soi dans l’expérience de l’informe, c’est par la pensée et la sexualité que l’homme conçoit sa renaissance. Quand toutes les déterminations (historique, psychologique, sociologique…) que son corps a subies se sont dissoutes dans l’explosion, il ne reste plus du corps que l’antécorps, cet entrelacs où chaque élément a la « faculté, souvent affolante, de mettre en relation, par collision, épissure, nouage, mélange ou infusion, des éléments par ailleurs isolés et inopérants, qui ne se mettent à agir et à exister que par ces mises en relations ». Rapportant l’antécorps, cette « pure mobilité », à la mouvance infinie du monde, l’homme s’éprouve comme étant le corps-monde. C’est ainsi qu’il se pense antéforme et qu’il habite le monde de l’ère atomique. C’est dans ce rapport de nécessité avec le monde que s’affirme la profonde liberté de l’homme, dans sa radicale singularité. L’antéforme exprime non seulement la consubstantialité de la pensée et du langage mais aussi révèle la charge politique de ce livre où les mots doivent dire l’expérience vécue et « faire agir dans la réalité en tant que faits plus probants dans cette réalité que tout ce qui nous est servi comme réalité ». La pensée ontologique de L’Antéforme est moins un savoir qu’un art de vivre, celui de l’extase.

L’Antéforme
Mehdi Belhaj Kacem
Tristram (1997)
374 pages, 140 FF

A propos de L’Antéforme Par Antoine Daguin
Le Matricule des Anges n°23 , juin 1998.
LMDA PDF n°23
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