Enfant de son temps, Yves Charnet n’écrit pas avec le respect des étiquettes. Roman ? Récits ou poèmes ? Ses bouts de textes qui effilochent son nouveau livre interdisent toute classification. Il est vrai que l’identité d’une écriture semble impossible à l’enfant bâtard, au père absent, inavoué puis suicidé. Comme si la littérature pouvait malgré tout reconstituer la famille éclatée, le bonhomme n’en finit pas de dérouler la pelote d’une biographie à laquelle manque une origine (« L’origine s’étrangle dans mon corps comme dans un sac de rage. »). Drame qu’il gratte avec ce mélange de plaisirs et de honte, comme l’eczémateux qui n’en finit pas de griffer ses plaies dans une ivresse dont il se sent coupable. Il y aurait là de quoi irriter le lecteur français qui en a soupé des petits drames personnels, des papas-mamans absents, des pipis au lit traumatisant et des souvenirs d’adolescence entre sperme et larmes. Mais ce serait être sourd à la musique des mots, insensible à ce qu’il y a dans ces pages de terriblement humain, aveugle devant le travail de la plume. Car, Cœur furieux comme avant, Rien, la vie ou Proses du fils (également à La Table Ronde) est tout entier traversé par cette énergie vitale, ce souffle, qui emportent le lecteur à l’intérieur de lui-même. Et il n’est pas nécessaire de se reconnaître dans la figure de l’auteur-narrateur pour être touché par ce qui est, ici, écrit. « A mon insu les mots construisent la réalité comme une fiction » : la réalité d’un devient la fiction de tous.
Figure de la mère, convoquée dès les premières pages, figure de l’Absent que l’enfant réinvente chaque jour en bord de Loire où il essaie de grandir : « j’ai passé 18 ans à fabriquer des Absents sur la berge », figures des amis qui, avec constance, le trahissent ; Yves Charnet ouvre son album de photos grises. Mais, bien sûr, et comme souvent, ce sont les légendes, les commentaires sous chaque cliché qui retiennent notre attention : « Avec les chutes de laine maternelle, je fabriquerai pour personne mon inutile tricot de mots. » Derrière la complaisance qui frôle parfois l’obscénité la poésie part à l’assaut de la bâtardise, d’une enfance blafarde sous le regard des autres, des maladresses amoureuses et sexuelles. Non pas pour renvoyer au néant ces souvenirs douloureux, mais plutôt pour en trouver la lumière glorieuse, faire du vide autour de quoi brûle le désir, le socle d’une nouvelle existence. L’acte d’écrire n’est alors pas si éloigné du geste rédempteur et l’on notera que l’ouvrage se termine par un hymne à la vie, aux enfants, à la femme.
Pour autant, la boucle n’est pas bouclée. Le livre commencé avec Proses du fils, n’est probablement pas achevé. Trop de phrases encore restent en suspens, rongées par des points de suspension. Le sang bouillonne et, si la poésie écoute « battre à contretemps, le cœur baroque du désir », l’écrivain ne lui laisse pas la possibilité du silence. Le blues de Nougaro, les chansons de Trenet emplissent le moindre espace laissé vacant par les mots. Comme si, dans le silence, l’écrivain avait peur de découvrir sa propre absence au monde. Ses récits sont comme des lettres qu’il s’envoie à lui-même.
Cœur furieux
Yves Charnet
La Table Ronde
182 pages, 89 FF
Domaine français Des lambeaux de bio
juin 1998 | Le Matricule des Anges n°23
| par
Thierry Guichard
Depuis son premier ouvrage, Proses du fils, Yves Charnet n’en finit pas d’arpenter son existence, entre prose et poésie. Sans concession.
Un livre
Des lambeaux de bio
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°23
, juin 1998.