On sort ahuri d’une première rencontre littéraire avec Werner Schwab. Par moment, le lecteur ressent un haut-le-cœur, un vertige devant ce déferlement de mots, mais il est complètement happé par cette langue qui constitue le véritable personnage de l’œuvre de Schwab (on se demande même comment elle peut être traduite). « La langue a pissé sur un objet, secoue son organe urinaire pour le sécher et s’en va. L’objet imbibé de langue reste là sans qualité apparue. La langue, quoiqu’elle puisse être, doit elle-même se reconnaître comme son propre casse-croûte en chemin vers rien du tout » tel est l’avertissement de l’auteur qui taraude le lecteur. Dès la première page d’Escalade ordinaire, la « confiancée » d’Helmut Combustion donne un conseil à ce dernier avant un entretien d’embauche à la caisse d’épargne : « Un employé de caisse d’épargne cuit à la vapeur par une caisse d’épargne est une affaire qui enchante le palais. Un non-employé caissépargnesque cru est une affaire criminelle destinée à l’équarrissage. » Le ton de cette « farce d’asphyxie en sept affects » est donné. L’œuvre contient une belle dose d’humour, mais un humour qui tourne aigre.
La surprise digérée, on se rend à l’évidence, Schwab est un grand auteur dramatique, à découvrir de toute urgence, avec la même urgence que ce dernier a écrit et vécu sa vie. Il est mort à 35 ans en 1993. Il racontait que sa mère, femme de ménage avait rencontré un très bel homme, grand et blond ayant servi de reproducteur de la race aryenne pour l’action Lebensborn d’Hitler durant la Seconde Guerre mondiale. Le père disparaît aussitôt. Schwab naît en 1958 à Graz en Autriche. Après des études interrompues de beaux-arts, il s’isole dans une maison de campagne où il devient bûcheron-sculpteur, une de ses sculptures étant composée de chair et de cul de poule, de coupures de journaux, de sucre, de cendre, de plastique et de plâtre.
Dès l’instant où il commence à travailler pour le théâtre, cette « cochonnerie ennuyeuse où l’on peut mourir d’ennui contre paiement », il connaît très vite un succès fulgurant. Sa première pièce Les Présidentes est créée en 1990, très peu de temps avant sa mort. Il a énormément écrit et laisse une quinzaine de pièces aux titres très évocateurs, Excédent de poids, insignifiant : amorphe, Ma Gueule de chien, Pornogéographie, Enfin mort enfin plus de souffle…
« Ce qui me tente au théâtre, c’est son anachronisme gigantesque et mon idée perverse de sauver le théâtre : transformer la langue en vraie chair… et vice versa »
Inventant les mots, destructurant toute syntaxe, une logorrhée emporte le lecteur vers un monde où ce qui se joue entre les êtres est de l’ordre du refoulé, envies de meurtres, de suicide, incestes, relents facistes… La mort et la douleur sont omniprésentes. Une déclaration devient : « Je voudrais achever ma putréfaction près de toi ».
L’homme est souillé, c’est un ver de terre, un porc, un chien, dévoré par le monde réel, un « affreux réfugié de la réalité », du « pâté de foie tassé par un préalable ».
Et pourtant, il y a une telle vitalité dans tout cela que l’œuvre en devient vivifiante. « Je parle d’un perpétuel mourir intelligent. » De toute cette mort Schwab veut faire naître une résurrection.
Escalade ordinaire
Werner Schwab
Texte français de Mike Sens,
Michael Bugdahn
et Henri Christophe
L’Arche
128 pages, 95 FF
Théâtre L’imbibition de la langue
janvier 1999 | Le Matricule des Anges n°25
| par
Laurence Cazaux
L’Autrichien Werner Schwab sculpte la langue théâtrale à grands coups de hache. La violence des mots contre la violence du monde.
Un livre
L’imbibition de la langue
Par
Laurence Cazaux
Le Matricule des Anges n°25
, janvier 1999.