Après Hémisphère Nord, roman en sept parties décrivant la vie d’un peintre romantique scandinave, voici un faux roman en neuf tableaux. Neuf tableaux de peintre, flamands ou anglo-saxons (hormis Titien) ; Van Eyck, Rubens, De Hooch, Gainsborough, Wright of Derby, Ensor, Hopper et Hockney déclinant le couple originel Adam et Eve en neuf variantes, neuf rapports spatio-temporels, neuf stratégies amoureuses. Qui sont ces couples, qu’est-ce qui les unit ? Derrière les apparences, les conventions, parfois les fastes, l’auteur débusque de singulières pratiques dont les titres de chapitres Sodomie conjugale, Rut dominical, Union cérébrale parlent d’eux-mêmes. Mais au-delà de ces histoires fictives ou réelles, Patrick Roegiers, quadragénaire, romancier, essayiste, mais surtout critique d’images (peinture, photographie) nous invite à une recréation des œuvres en repartant de toutes les origines. Des peintres, des techniques, des tableaux, des villes, des civilisations mais surtout et d’abord des mots. Qu’ils soient italiens, flamands ou anglo-saxons, il les réanime, rouvre leurs champs sémantiques, les réintroduit dans les courants de pensées, retrouve leurs fonctions initiales.A la fois linguiste, historien, philologue, cet écrivain et poète jongle avec leur sonorité, les carambole, tout en se montrant irréprochable sur leur tenue syntaxique ou lexicale (frénésie jubilatoire de collégien et rigueur de grammairien). Il délivre ainsi la bande-son de chaque tableau, chaque époque en engendrant un style, un parler singulier. Roegiers, aux origines anglo-flamandes, ne se satisfait pas de la langue française qu’il juge blanche, aphasique, beaucoup trop basée sur le petit moi individuel et la psychologie : il réinvente donc sa propre langue. Une langue riche, curieuse, plastique, qui épouse toutes les époques et décrit tableaux, personnages tout en développant des arborescences encyclopédiques qui engendrent des hologrammes interactifs. Roegiers introduit métaboliquement le lecteur dans des moments historiques, des architectures, des villes : Bruges, Ostende, Londres, New York… pour de singulières (en)quêtes humanistes où il doit s’affranchir de tout un fatras idéologique ayant distordu la signification de certaines représentations, se méfier à la fois de sa propre façon de regarder et de l’auteur lui-même qui perfidement introduit fausses pistes, trompe-l’œil.Ainsi, il prend un pervers plaisir à évoquer les relations sexuelles des couples représentés. « Il va au cul, effleure, frôle l’anel ou annel, à peine échangé tantôt, si près de l’annelle (par analogie, anus), oculus, ocelle, oseille, œillet, oigneul ou oignon (argot).… ». Enfin, vanitas vanitatum, et omnia vanitas, en un bref épilogue, annotations nécrologiques, Roegiers ricanant désactive l’image virtuelle.
La démarche érudite de Patrick Roegiers redonne à la littérature une fonction totalisante qui mêle à la fois interprétation du réel, fiction, travail de mémoire, interconnection de savoirs, volonté de faire œuvre, omniscience quasi-démiurgique, quête prométhéenne et jeux de langue. Petites ombres au tableau, l’hermétisme rococo de certains passages et l’importance parfois démesurée donnée aux détails.
La Géométrie des sentiments
Patrick Roegiers
Seuil
330 pages, 130 FF
Domaine français L’encyclopédie Roegiers
janvier 1999 | Le Matricule des Anges n°25
| par
Dominique Aussenac
En neuf tableaux, le critique d’art Patrick Roegiers réinvente langue et visions du monde. Son livre se veut érudit, total et charnel.
Un livre
L’encyclopédie Roegiers
Par
Dominique Aussenac
Le Matricule des Anges n°25
, janvier 1999.