Le titre, Cénotaphe, sonne bizarrement. Ce tombeau vide, de qui se veut-il la dernière demeure ? Sur sa grande couverture bleu (format A4) la signature du poète et la précision « Poèmes inédits - 1973 » apportent une possible réponse. Ce cénotaphe-là pourrait être celui du poète lui-même, ou plutôt de celui qui écrivit ces textes en prose il y a plus de vingt-cinq ans. De Savitzkaya, l’Atelier de l’Agneau avait déjà publié Rue obscure (1976) ou Plaisirs solitaires (1979) écrits avec la complicité de Jacques Izoard. Le premier titre (Le Cœur de schiste) était cependant paru en 1974. C’est-à-dire un an après Cénotaphe qui marque donc comme une préhistoire à la publication. Savitzkaya avait dix-huit ans.
La jeunesse apporte-t-elle plus de radicalité à un écrivain qui n’en manque pas ? Les images, ici, naissent au rythme échevelé d’un cœur vif qui jette le sang dans les veines. On est pris, immédiatement, dans ses images rimbaldiennes qui fusent comme un appel à la vie. « Assoiffer les rivières, c’est facile. Il faut garrotter les seins bénis, le suicide du lait sur la pierre des oiseaux. Il faut barrer tes veines, voisine, petite naine, à travers ton soleil double, ton regard à deux dents ». La phrase n’a nulle hésitation et son assurance juvénile bouscule le lecteur, ne lui laisse en bouche que la vitesse des mots.
En vis-à-vis, l’éditeur laisse voir les pages manuscrites de ce qu’on lit : écriture pressée, horizontale à vouloir trop vite finir sa course, avec peu de ratures. Le texte ne semble pas travaillé, il fuse comme une seconde (une première ?) nature. Ecrit à l’instinct, il convoque le bestiaire récurrent et évoque une animalité fraternelle et primitive : « Les singes se sont endormis, ventres aux bouches. Je dételle les chèvres du tour de la baratte, les chevaux des pieds de table. Je suis un singe au cou gracieux à boire. » S’il connaît le désir (« Ecarte ta chèvre nue ») celui qui parle est souverain ; prince ou démon, il n’a qu’à nommer pour que soit ce qu’il nomme : « Tu n’as pas d’yeux. J’en ai mille pour toi, et une corde comme le cou fermé et ceint de doigts d’un lupin géant au milieu des cœurs ». Le poème est le lieu où s’exprime une liberté arrogante, aussi violente que joyeuse. Charnelle et assoiffée. Les mots roulent comme des cailloux brillant au fond d’un torrent, et s’ils ne font pas toujours l’économie d’une pacotille surréaliste (« ma gorge brisée par des colombes vives »), ils trouent souvent de leur éclair l’opacité de la langue : « je suis l’enfant du poulailler de foudre, et les renards ont volé mes armes. Je viens ».
Ecrit de jeunesse, Cénotaphe montre déjà combien Eugène Savitzkaya mise sur une outrance de la parole. Comment, déjà, il impose une voix qui n’admet pas l’humilité mais qui laisse apparaître, dans les glissements sémantiques, le jeu de la langue, le jeu des rythmes. Si l’écriture naît de la révolte, elle a trouvé dans le monde fabuleux qu’elle fait apparaître sa source d’énergie. S’opposer à quelque chose, c’est déjà, en subir l’existence, c’est, à l’intérieur de ce qui nous meut, dresser ses propres carcans. Ici, la poésie, comme le « merdre » de Jarry, échappe au manichéisme en s’inventant un langage et un univers. La liberté qu’elle s’offre est irréductible parce qu’elle a déjà jeté aux orties les mauvais conseils de la révolte. Alors le cénotaphe est peut-être celui de l’adulte que Savitzkaya se refuse à devenir et pour lequel il n’a de cesse de dresser le tombeau. Comme un talisman.
Cénotaphe
Eugène Savitzkaya
Atelier de l’Agneau
25 pages, 50 FF
Poésie Tombeau de la raison
janvier 1999 | Le Matricule des Anges n°25
| par
Thierry Guichard
Publication d’une suite de poèmes inédits d’Eugène Savitzkaya où la liberté arrogante s’offre un monde fabuleux et charnel.
Un livre
Tombeau de la raison
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°25
, janvier 1999.