Né en 1946, auteur d’une dizaine de romans et recueils de nouvelles, James Kelman est tenu en Écosse pour l’un des écrivains majeurs de sa génération. Quinze ans après sa publication originale, Le Poinçonneur Hines est son premier livre disponible dans notre langue. Le traduire était à coup sûr une entreprise difficile, tant on sent chez ce natif de Glasgow une volonté de restituer à l’écrit le parler ouvrier de sa ville. Trempés dans la bière et le whisky écossais, les dialogues passent mal en français, et semblent parfois rendus d’une plume plongée dans un mauvais petit blanc de comptoir. Cette réserve énoncée, il reste à découvrir un livre fort, drôle (à l’occasion) et désespéré (plus qu’à son tour).
Kelman part d’une histoire de rien -celle de Robert Hines, poinçonneur d’une trentaine d’années qui a littéralement et symboliquement du mal à se réveiller- pour susciter tout un univers, tant social qu’intime. Le récit se construit en courtes séquences qui font alterner les trajets en bus de Hines avec les moments passés en compagnie de sa femme Sandra et de son jeune fils Paul. Entre chauffeurs et poinçonneurs, on fume et on boit, on parle du dernier match de foot, on se chamaille pour se réconcilier sur le dos des inspecteurs de la compagnie. Mais il apparaît vite que ce qui importe, c’est la relation, aussi profonde que difficile, entre Robert et Sandra. Cette relation est minée tant par les circonstances extérieures (le manque d’argent, le travail de nuit et de fin de semaine) que par l’incapacité du (anti-)héros à communiquer. Le non-dit résonne plus fort dans le minuscule appartement familial que les platitudes criardes échangées dans les bus ou au dépôt.
Incapable de se confier à l’autre, Hines se dédouble pour écouter sa propre voix. Il s’adonne à une « rêverie spéculative » qui peu à peu envahit la page. Par un jeu de glissements, le lecteur est à la fois plongé dans la pensée logorrhéique du personnage et placé à distance critique de cette pensée. Isolé dans un système routinier de hiérarchie mesquine pour lequel il n’est pas fait, prisonnier d’un destin qui ne semble lui laisser le choix qu’entre « vie moche » et « moche vie », tristesse insupportable (si Sandra le quitte) et tristesse tolérable (si elle reste), Hines est avant tout captif de lui-même et de sa faiblesse.
Son ras-le-bol permanent n’accouche que de résolutions sans suite et de retards chroniques, synonymes de précieux jours en moins sur la paie. Ses idées de liberté « grattent » en vain aux parois de sa tête. Elles ricochent comme sur les bandes d’une table de billard où le seul trou serait celui qu’il imagine parfois se faire dans la cervelle.
Le vent d’hiver glaswégien qui ne cesse de glacer le personnage, pris dans les courants d’air de sa vie, cingle entre les lignes d’un livre que l’on ne saurait reposer sans un frisson. Tout dans Le Poinçonneur Hines n’est que « désastreusement banal ». Le secret de l’écriture de James Kelman réside dans cet oxymore implacable.
Le Poinçonneur Hines
James Kelman
Traduit de l’anglais
par Céline Schwaller
Métailié
270 pages, 120 FF
Domaine étranger Entre deux terminus
janvier 2000 | Le Matricule des Anges n°29
| par
Philippe Savary
James Kelman dresse le portrait d’un homme englué dans la tristesse et la banalité du travail en bus. Tranche d’une vie moche à Glasgow.
Un livre
Entre deux terminus
Par
Philippe Savary
Le Matricule des Anges n°29
, janvier 2000.