Le narrateur d’Autobiographie se définit comme un « séducteur sans grand scrupule ». C’est peu dire : séducteur, il l’est si bien que chaque femme rencontrée est une nouvelle victime -ou un bourreau de plus, en témoigne le viol perpétré par une armée d’infirmières, défilé « ininterrompu de cavités buccales, anales, vaginales, qui se sont abattues (…) comme autant de catastrophes, de tortures »- et des scrupules, il lui en manque tant que peu lui chaut de trahir ses concubines, de les mener au désespoir, de les quitter défuntes ou prostituées (par ses propres soins, évidemment). Indifférent à ses prochaines, il ne vise qu’à durer un peu. En compensation des coïts, il s’agit de trouver nourriture et hébergement, de sombrer dans un lent et cynique naufrage : « Je me disais que je n’aimais pas la vie, que chacune de mes journées existait juste pour permettre de faire avancer mon cadavre d’un cran ».
La décomposition dudit cadavre n’est pas à envisager sous un angle naturaliste. Rapidement, le récit fait fi de toute vraisemblance : le narrateur en vient à copuler avec les nourrissons comme avec les vieilles dames (voire même avec les pièces d’un mobilier, « ainsi qu’avec ses fenêtres »), se voit tour à tour défiguré par un suicide raté puis affublé d’une prothèse, jusqu’à ce que nous le quittions au soir de sa vie, non sans qu’il n’ait accompli quelques meurtres. Emprunte-t-on pour autant des chemins picaresques, approcherait-on la démesure orgiaque d’un Apollinaire ? Pas vraiment : jamais le ton du séducteur ne varie ni son débit ne s’affole. Sans rien qui impressionne, la surface de ses souvenirs reste uniformément lisse et complaisante. Le regard du lecteur s’y promène, perplexe.
Avec Fragments de la vie des gens, où plus d’une cinquantaine de chapitres constituent autant de romans virtuels, Régis Jauffret fait tout à la fois œuvre distincte et égale. Le changement de personnages et de pronoms (je, il, elle : c’est le règne de l’anonyme) confère quelque variété agréable à l’œil, la restriction de l’existence à quelques scènes fortes (ou faibles, c’est selon) repose de l’exhaustivité biographique ; mais au-delà du choix formel -non plus la déclinaison d’un ratage mais un aperçu sur divers échecs-, c’est au fond la même histoire qui se joue. L’existence est un fardeau, dont témoignent les couples entrevus derrière la paroi de leur « aquarium », divers cas de bovarysme, la tristesse du célibat -cochez la case vous concernant… La mort comme « seul futur acceptable » et le leitmotiv du suicide parcourent alors en toute logique les pages du recueil. Ouf : on peut trouver ça imposant de noirceur, on peut aussi considérer qu’il n’y a pas plus convenu que l’expression clinique et nauséeuse de la dépression.
Régis Jauffret
Autobiographie
et Fragments de la vie des gens
Verticales
106 et 332 pages, 75 et 115 FF
Domaine français L’ennui, toujours l’ennui
juillet 2000 | Le Matricule des Anges n°31
| par
Gilles Magniont
En empruntant diverses voies, Régis Jauffret veut nous entraîner dans un même constat : l’existence est un ratage. On a déjà été plus convaincus.
Des livres
L’ennui, toujours l’ennui
Par
Gilles Magniont
Le Matricule des Anges n°31
, juillet 2000.