Le Loup des mers (1904) présentait un capitaine inflexible, nietzschéen, rongé par un mal étrange, un « cancer de la volonté de puissance ». Auto-portrait ? Jack London (1876-1916), homme libre, aventurier, autodidacte, « écrivain du prolétariat », révolutionnaire, dénonça la sauvagerie de la société capitaliste. Il cachait en lui un être sous influence, dominé par un double terrible, destructeur. De l’âge de cinq ans à sa mort, l’auteur de L’Appel de la forêt (1903) vécut sous l’emprise de « John Barleycorn » (littéralement Jean Graindorge), terme argotique personnifiant le compagnon de comptoir du pauvre, le whisky.
Fils naturel d’un astrologue itinérant et d’une mère suicidaire, John Griffith (dit Jack London) naquit dans le ghetto ouvrier d’Oakland, baie de San Francisco. « On dit que certains naissent pour être heureux et que le bonheur tombe au hasard sur les autres. La cruelle nécessité me poussa vers la chance, pour ainsi dire, à coups de gourdin ». La société américaine hésitait alors à choisir entre le mythe de la nouvelle frontière, la libéralisation d’espaces à coups de pistolets et la violence rationnelle, « taylorisée » de l’industrie. London connut l’usine à treize ans, fit mille métiers, marin, pilleur d’huîtres, chercheur d’or, avant de devenir l’écrivain le mieux payé et le plus prolifique des États-Unis. En 1912, année de crise, il passera de l’état de buveur tonitruant à celui d’alcoolique patent, caché, jamais sobre, mais jamais ivre et publiera cette autobiographie sous-titrée Le Cabaret de la Dernière chance composée de confessions pathétiques, exaltation de l’aventurier, du self-made man qu’il fut et d’analyses grandiloquentes, moralisantes sur sa dépendance. Si très tôt, il eut conscience des effets néfastes de l’alcool, il n’en demeura pas moins fasciné par son côté socialisant, la flamboyante fraternité du comptoir qui génère paroles, chants, rencontres pittoresques. « Il fallut le bar pour nous rapprocher. Même alors, notre connaissance aurait pu se borner à une simple poignée de main et à un mot -c’était un type laconique, n’eût été la boisson. » Homme de tous les excès, de bien des contraires, London qui exalta la vie, semblait magnétiquement attiré par la mort. Une nuit, l’ivresse le pousse à se jeter à l’eau et à gagner le large. Description grandiose presque fantastique : « l’eau était délicieuse. J’allais mourir en homme. John Barleycorn changea l’air qu’il jouait dans mon cerveau complètement abruti par l’alcool. Adieu les larmes et les regrets ! C’était la fin d’un héros, qui mourait par sa volonté et ses propres mains. »
Quatre ans avant son suicide, London, autodidacte qui a aussi avalé énormément de livres, hurle son désarroi. Les livres lui ont ouvert la route, mais n’ont point réussi à le libérer de sa dépendance, ni de la mort. « Des tâtonnements et des divagations, des fantaisies ontologiques, des hallucinations panpsychiques, des fantômes d’espoir -voilà ce qui garnit les étagères de ta bibliothèque. »
London, homme d’airain, merveilleux conteur, humain si fragile, remarquable chaînon entre Poe et Hemingway. À noter l’excellente préface de Jeanne Campbell Reeman.
John Barleycorn
Jack London
Traduit de l’américain
par Louis Postif
Phébus
250 pages, 59 FF
Poches To the next whisky bar
juillet 2000 | Le Matricule des Anges n°31
| par
Dominique Aussenac
Quatre ans avant son suicide, l’écrivain aux mille métiers Jack London publiait ses confessions éthyliques. Lucides, terribles, crépusculaires.
Un livre
To the next whisky bar
Par
Dominique Aussenac
Le Matricule des Anges n°31
, juillet 2000.