Souvent le soir, pendant son séjour à l’hôpital, il avait pensé au vent qui précède la nuit, après que le jour avec une petite variation de lumière, plus nue ou plus voilée, a annoncé sa fin. Les vagues à l’horizon toujours haut se mettaient à filer, entraînées par le soleil.« Donnez-nous notre Biamonti annuel ! supplie le lecteur après pareille entrée en matière. Sans tout à fait exaucer cette prière, les dieux de la littérature ont cependant bien voulu nous accorder, en l’espace d’une décennie, quatre admirables livres de cet auteur italien qui inscrit invariablement son œuvre dans l’arrière-pays ligure, désormais aussi reconnaissable que le Yoknapatawpha de Faulkner ou le Trás-Os-Montes de Miguel Torga (L’Ange d’Avrigue et Vent largue ont respectivement paru chez Verdier en 1990 et 1993, et Attente sur la mer au Seuil en 1996). Cadre immuable pour des intrigues à peine changeantes -dans Les Paroles la nuit, un certain Leonardo a reçu une balle dans la jambe et redoute que le tireur, à l’identité aussi incertaine que ses motivations, ne s’en revienne achever la besogne. Argument qui n’est pas sans rappeler Avril brisé d’Ismail Kadaré, mais fort secondaire quant à la véritable tragédie qui se joue entre ces pages : l’inexorable déclin d’un coin de Méditerranée près de partir à la dérive, poussé par des vents bien mauvais. Drame d’une côte mise en coupe réglée par la pieuvre russo-italienne et les promoteurs au cœur de béton qui vaut métonymiquement pour tout le littoral -on ne peut s’empêcher de songer au terrible constat de Franco Cassano dans La Pensée méridienne (L’Aube, 1998) : »Cet assaut vulgaire et opportuniste lancé vers la modernité a fait apparaître les deux aspects du Sud aujourd’hui dominants : le paradis touristique et le cauchemar mafieux. Ces deux visages, apparemment antithétiques, sont en réalité complémentaires, ce sont les deux face -légale et illégale- de la participation du Sud au développement, à un niveau subalterne et marginal.« Francesco Biamonti joue en maître de ce fond mélancolique, comme on parle de fond au sens pictural, pour peindre par petites touches une »bande de rescapés, mais rescapés de quoi ?« à la recherche du plaisir, du passé ou d’autres chimères. À l’arrière-plan, l’interminable litanie des hommes et des femmes venus de Bosnie, d’Albanie ou du Kurdistan qui traversent ces régions frontalières en direction de l’ »eldorado« occidental -et trouvent souvent la mort en chemin- prend des allures d’exode de fin du monde. Notre écrivain accomplit l’exploit de mêler à cette trame le livre d’heures d’ »une Ligurie de montagne réduite aujourd’hui à une apparence« . Ces villages désertés, ces hommes à la parole rare, ces paysages d’une âpre minéralité n’auront peut-être un jour plus d’autre existence que dans les textes de Francesco Biamonti, mais on les y retrouvera du moins jusque dans les moindres nuances de leurs saisons et de leurs cieux, de leurs ombres et de leurs éblouissements : »Il était presque midi. Peu à peu la lumière, déposée en plusieurs couches, emprisonnait les oliviers, la maison, le palmier, le chêne pubescent. La mer était désormais lointaine, mais la terre, après l’étroit passage du rocher, formait un golfe d’une douceur qui se teintait d’effroi à chaque frémissement qui venait la troubler. C’était un lieu où se rencontraient l’air de la mer et celui de la montagne."
Les Paroles la nuit
Francesco Biamonti
Traduit de l’italien
par François Maspero
Seuil
224 pages, 120 FF
Domaine étranger Ecrit de la mer morte
juillet 2000 | Le Matricule des Anges n°31
| par
Eric Naulleau
Brèves rencontres et longs adieux à la Méditerranée : l’Italien Francesco Biamonti livre un véritable crépuscule des lieux.
Un livre
Ecrit de la mer morte
Par
Eric Naulleau
Le Matricule des Anges n°31
, juillet 2000.