27 65 04, oui, c’est bien ça. Le 32 64 29, c’est peut-être encore mieux, comment ça peut-être, sûrement oui, aucune comparaison ! cette intonation ironique et douce, profonde comme la neige, mais une neige chaude, poudreuse, une couverture moelleuse qu’on rabat sur sa tête, les chiens de traîneau font comme ça et ils sont très bien là-dessous, dans cette tiédeur… mais chaque chose en son temps. Avec les voix aussi, il faut savoir respecter le moment et les circonstances. Surtout avec les voix, sinon, s’il y en a une qui ouvre la bouche au mauvais moment, même si c’est la plus belle, c’est un désastre, c’est comme accorder un violoncelle dans une auberge, pendant qu’à la table d’à côté, on joue de l’accordéon et qu’on chante des cochonneries… Mais là, c’est l’heure du 27 65 04 ! Ah ! voilà, les trois sonneries, puis la musique…
« I’m happy again singing and dancing in the rain. I’m dancing and singing in the rain… Vous êtes bien au 27 65 04. Je suis désolée, mais je ne suis pas chez moi. Si vous voulez, vous pouvez laisser un message après le bip. Merci et ciao. »
Et pourquoi ciao, qui sait… hier, elle disait encore : « Je vous appellerai à mon retour »… et aujourd’hui ciao… Drôlement osé, ce ciao, je n’aimerais pas ça, même si ça ne s’adressait qu’à moi, et quand je pense que n’importe qui, ne fût-ce que par erreur… Autoritaire, provocant.
Elle a dû soulever légèrement la gorge, cette gorge blanche, charnue, à avoir envie d’y planter les dents, mais qu’est-ce que je raconte, avec cette voix, c’est elle qui t’agrippe comme une ourse, une ourse blanche, mais moi, non merci, je ne me laisse pas avoir. Je sais bien comment ça va se terminer, mais avant qu’elle tende sa patte avec ces belles griffes, vrrr, j’ai déjà reposé le combiné et la cage reste vide ; après le bip, de l’autre côté, elle n’entendra rien.
Mais bon sang, pourquoi a-t-elle refait l’enregistrement, comment se fait-il que quelqu’un ait d’un seul coup l’idée de changer les mots, d’enlever un verbe et d’ajouter un ciao… Et quand ? Entre hier six heures du soir et aujourd’hui, hier soir tard sans doute, en allant se coucher, en se déshabillant, une voix parfumée, la voix d’une femme nue… Ciao -dit sous les couvertures, tout compte fait, c’est pas mal. Après si longtemps, je le mérite bien, ce vous de police d’assurance était injuste, si anonyme, si indifférent.
Il faut que je me dépêche, c’est pile l’heure du 57 24 41, j’arrive juste à temps, sinon il sera trop tard et elle sera déjà rentrée et elle répondra directement, comme l’autre fois -quel désastre. Elle venait de rentrer, elle n’avait pas eu le temps de décrocher le répondeur, et quand le téléphone a sonné, c’est sa voix qui s’est mise à répondre, mais quelques secondes plus tard ; alors que j’étais en train d’écouter cette intonation un peu sombre, obscure, sévère…, elle est intervenue. Qu’est-ce que ça a été désagréable, embarrassant, quand ce flot calme, maîtrisé s’est interrompu et...
Dossier
Claudio Magris
Les voix de Claudio Magris
avril 2001 | Le Matricule des Anges n°34