Un rien vertigineux que d’attendre Claudio Magris au café San Marco tout en relisant le texte qu’il consacre à ce lieu en ouverture de Microcosmes. Se souvenir alors que l’auteur lui-même éprouve à l’occasion les effets déstabilisateurs de pareilles mises en abyme : « Ce sentiment de plénitude vitale (…) l’ai-je vraiment éprouvé dans les ruelles et sur les quais de Passau -ou alors est-ce que je crois l’avoir éprouvé seulement parce que, attablé au Caffé San Marco, je suis en train d’essayer de le décrire ? » (Danube) Ceci posé, quelques vérifications, livre en main. Les masques sont bien au-dessus du comptoir, l’abat-jour strié de rouge et la méduse irisée ne manquent pas non plus à l’appel, une clientèle des plus variées -dignes septuagénaires à nœud papillon ou jeunes couples avec enfants- entre et sort, s’asseoit pour siroter l’incomparable expresso italien, jouer aux échecs et lire quantité de journaux enfilés sur des baguettes de bois. Tout ce petit monde procure une réjouissante sensation d’authenticité bien éloignée de l’irréalité, à force d’effarant kitsch touristico-littéraire, des établissements de la rive gauche parisienne.
Il n’est pas exagéré de dire que Claudio Magris accueille ici à toute heure habitués et consommateurs de passage. D’abord parce qu’il y dispose d’une table à titre permanent (où personne ne songerait même à s’installer en son absence), dument signalée par un riservato, où il écrit, corrige des copies, reçoit ses visiteurs et parfois du courrier -et où il lui arrive même de boire un verre, quand il n’expérimente pas une de ses chères épiphanies sur le mode mineur : « Sur les visages à demi immergés dans les eaux sombres du miroir se reflète une nostalgie de clarté marine, l’appel insidieux de la vraie vie. » Ensuite et surtout, son portrait peint trône dans une bibliothèque à l’entrée.
Le professore est ici chez lui. Si, profitant d’une absence momentanée du maître officieux des lieux (autre vérification au passsage : oui, il faut bien se déplacer entre les tables et les passionnés des soixante-quatre cases à la manière d’un cavalier d’échecs pour accéder aux toilettes « en tournant sans cesse à angle droit pour se retrouver souvent, comme au jeu de l’oie, à la case départ, à cette table où l’on a préparé son examen de littérature allemande et où l’on se retrouve, bien des années plus tard, en train d’écrire ou de répondre à une énième interview sur Trieste, sa culture mitteleuropéenne et sa décadence… ») vous essayez de régler l’addition commune, la serveuse -magnifique exemple d’élégante beauté italienne corrigée par un rien de rigueur germanique- secoue la tête avec un bruit de succion aussi désapprobateur que si vous vous serviez de votre tasse à la manière d’un rince-doigts. Bien installé dans le vertige, la sensation n’a rien de désagréable. C’est même tout le contraire. On a toujours été là, sous cette pendule qui égrène un temps comme différent, l’envie vient bientôt d’y rester à jamais. On...
Dossier
Claudio Magris
Au café de l’Utopie
avril 2001 | Le Matricule des Anges n°34
| par
Eric Naulleau