Avec son premier roman Les Jambes d’Alice, le poète tchadien Nimrod mêle avec grâce le fantasme d’un homme et la lâcheté révélée par la guerre.
« Le flux monotone des réfugiés avait failli engourdir mon attention, quand, soudain, mes paupières ont frémi. À quelque trente mètres de moi, au-dessus de la mêlée, émergeaient les têtes d’Alice et de Harlem. Âgées de dix-huit ans, ces nubiles sont deux championnes de basket-ball. Elles foulent le champ de la débâcle, embrassant un sort, hélas, des plus communs. » Un regard, un frémissement, une guerre civile, une apparition… Le premier roman Les Jambes d’Alice du Tchadien Nimrod pose dès ces premières phrases le cadre d’un récit, d’une lente dérive qui n’a peut-être d’amoureuse que l’étreinte illusoire de deux corps. Un professeur enfermé dans son fantasme peut dans les conditions dramatiques de la guerre du Tchad se retrouver en compagnie d’une élève dont le corps, la silhouette, les aimables proportions sont enfin conquis. Mais, dans ce moment historique où le sort, de gloire en déroute, est pour chacun changé, le narrateur va découvrir aussi sa propre lâcheté, son incapacité à être amant, et même homme. Dans ce court récit, d’une densité à la fois grave et sensuelle, Nimrod, résidant en France depuis 1991, sait créer cette ambiguïté des caractères et des situations qui laisse au lecteur sa propre perception de l’intrigue. Les Jambes d’Alice, après l’écriture de deux livres de poésie (aux éditions Obsidiane), est aussi le roman d’un poète.
Vous venez d’écrire un roman dont l’intrigue se déroule pendant la guerre du Tchad. Vous vivez en France : comment s’est élaboré ce livre ?
C’est la sixième tentative réussie ! En février 1979, quand a éclaté la guerre civile, nous avons dû fuir. J’avais déjà essayé d’écrire quelque chose. C’était la première fois que j’essayais de parler de cette guerre. Quand j’ai soutenu ma thèse de philosophie en 1996, j’ai à nouveau tenté d’écrire. C’étaient de grandes blessures, personnelles entre autres, mais cette difficulté d’écrire tenait aussi au fait que je suis poète et que la prose je ne sais pas m’y débrouiller… Il n’y a pas dans Les Jambes d’Alice une vraie intrigue, comme souvent dans les romans de poètes (comme Proust ou Céline). Proust, le récit c’est de la description et il se fait comme ça. Céline ce sont ses éructations… Ajoutons Aragon : ses livres n’ont rien de la composition classique.
Vous aviez besoin d’écrire à distance ?
Certainement. Quoique je puisse m’estimer être un exilé depuis toujours, puisque je viens d’une tribu minoritaire, les Kimois, appartenant à une religion minoritaire, le protestantisme, étant moi-même minoritaire (rires). La tribu des Kimois est formée de quatre grands villages qui totalisent dix mille âmes, soit quasiment rien sur six millions cinq de Tchadiens. Il fallait être très loin de ce pays pour commencer ce livre, qui appartient en fait à une trilogie, et, aussi, être à Paris...
Entretiens Le corps désarmé
août 2001 | Le Matricule des Anges n°35
| par
Marc Blanchet
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