Andrea Camilleri invité au Salon du livre de Paris, consacré à la littérature italienne, viendra à ses frais, en évitant les « rencontres très déplaisantes »1, entendez par là celle de Silvio Berlusconi. Pourtant, il Cavalieri qui recycle aussi bien les fascistes dans son gouvernement que l’argent pas très net dans ses finances, pourrait être un de ses personnages. Camilleri ne dépeint-il pas des notables arrogants, fourbes, intrigants, des conspirations plus ou moins mafieuses dans ses romans ? Mais le « mal absolu », d’après l’écrivain, n’a ni la truculence, ni la grotesque humanité de ses personnages et surtout, n’est pas de Vigàta, cette petite ville imaginaire qui apparaît comme la quintessence de la Sicile, dans laquelle il a coutume de situer ses intrigues historiques. Lorsqu’on lui demande si le commissaire Montalbano, contemporain, héros de ces autres romans pourrait, lui, enquêter sur celui dont l’argent semble pouvoir acheter toute l’Italie et plus encore, il objecte que son héros n’est que de papier et Berlusconi, bien trop réel.
Comme Pirandello (à qui il a consacré un essai) et Leonardo Sciascia (à qui il a emprunté la genèse de La Disparition de Judas), Camilleri est né à Agrigente et travaille sur l’âme humaine, sicilienne de surcroît. Si la quête de la vérité, la dénonciation du mal (vérisme aux accents tragiques chez Pirandello, probité, rigueur et justice sociale chez Sciascia) paraît être leur dénominateur commun, Camilleri privilégiera toujours l’humain à l’absolutisme de la vérité, tout en dénonçant les conduites mafieuses, la corruption. Dans La Disparition de Judas, roman épistolaire, pour sauver la tête de ses deux enquêteurs, il n’hésite pas à maquiller la vérité, en exhumant un cadavre du cimetière. À travers lettres, coupures de journaux, compte-rendus administratifs, il relate le mystère de « l’absence inexpliquée » du directeur de la banque de Vigàta au moment où ce dernier joue le rôle de Judas. Les registres de langues magnifiquement ciselés, les indices cachés subtilement derrière les mots, les ponctuations, formules de politesse, l’humour décorsetant (néologisme) le ton et la hauteur sociale des personnages, font de cet ouvrage, un merveilleux exercice de style, brûlant de vie et d’humanité.
Dans Un filet de fumée, il utilisera une arme sicilienne pour déjouer le complot des notables de Vigàta qui souhaitent ruiner un des leurs, le fatum, le destin qui au-delà de toute logique humaine retournera la situation et sauvera la victime, loin d’être angélique. Pour rendre la force, la vivacité du dialecte sicilien, la traductrice utilise des tournures franco-provençales lyonnaises.
À soixante-quinze ans, celui qui a débuté par la mise en scène de théâtre, n’écrit que depuis 1978, connaît le succès (mais quel succès !) depuis peu (seize ouvrages à son actif). Sa force, au-delà de sa facilité jubilatoire à échafauder des intrigues, réside dans sa manière de restituer l’oralité, de parvenir à rendre universel le dialecte sicilien et montrer ainsi la structuration du monde que la langue suscite. « Quosque tandem, comme vous l’avez avec une rare intelligence compris, est du latin… En italien, ces mots se rendent ainsi : »Jusques à quand, ô Catilina, abuseras-tu de notre patience ?"
Andrea Camilleri
Un filet de fumée
Traduit de l’italien
par Dominique Vittoz
Fayard
156 pages, 15 € (98,40 FF)
La Disparition de Judas
Traduit de l’italien
par Serge Quadruppani
Métailié
249 pages, 16,50 € (108,23 FF)
1 Le Monde du 8 février 2002
Domaine étranger Microcosme du mal
mars 2002 | Le Matricule des Anges n°38
| par
Dominique Aussenac
En deux romans, Andrea Camilleri peaufine sa mission : exalter l’âme sicilienne, tout en tordant quelques gonades aux puissants malhonnêtes. Sauvage, truculent et beau.
Des livres
Microcosme du mal
Par
Dominique Aussenac
Le Matricule des Anges n°38
, mars 2002.