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Domaine étranger Éloge du libertinage

juin 2002 | Le Matricule des Anges n°39 | par Renaud Ego

Animé par la passion charnelle pour le corps individuel, et celle, politique, pour le corps collectif, G de John Berger explore une même force historique : le désir. Réédition d’un grand roman philosophique.

En 1972, John Berger recevait le Booker Prize pour son roman, G. Cette distinction couronnait un écrivain d’une extrême indépendance de pensée comme d’écriture, affichant clairement ses sympathies marxistes, et ne cessant de se déplacer sur son propre échiquier mental, au gré de ses essais, de ses poèmes, de ses romans et de ses critiques d’art. Fidèle à ses engagements comme à la lettre de son roman, John Berger décidait aussitôt de partager la somme qui lui était allouée avec le mouvement des Black Panthers !
Le scandale qui en résulta pourrait faire oublier l’ambition de G, roman d’une parfaite lisibilité en dépit de sa richesse formelle et thématique. Son titre est le nom de son principal protagoniste, un homme qui entre 1889 et 1915 va traverser, comme un acteur, la scène de l’histoire. Fils bâtard d’une aristocrate anglaise et d’un négociant italien, il est tôt séparé de ses parents. C’est en orphelin qu’il se construit. Plusieurs expériences vont développer en lui une passion pour le corps singulier des femmes, et celui, collectif, des masses en lutte dans l’histoire. Cette double passion, à bien des égards obscure, en font un étrange libertin, produit hybride de Garibaldi et de Don Giovanni. Rien en lui d’un séducteur, pourtant ; G est plutôt laid, et s’il fascine, c’est par la force dérangeante de son regard, le secret dangereux qui y loge et dont il semble promettre la révélation à celles qu’il séduit. N’oublions pas que John Berger écrit G dans les années soixante, et que l’action de son roman se situe au tournant du XIXe siècle. La concupiscence est étrangère à G, car son désir n’a rien à voir avec le simple assouvissement sexuel. Dans l’amour physique, il cherche moins son propre plaisir qu’il ne veut susciter le trouble dans le corps des femmes, et par ce trouble, éveiller en elles une liberté. Dans l’amour, il les regarde ainsi s’ouvrir à un nouvel inconnu et découvrir en elles une nudité absolue, bien au-delà de leur peau et de leur chair, une nudité dont l’autre nom serait la conscience. Il écrit ainsi : « L’étranger qui vous désire, et vous convainc que c’est vraiment vous-même, dans votre singularité, qu’il désire, apporte un message de tout ce que vous pourriez être, adressé à ce que vous êtes aujourd’hui. »
En certaines pages magnifiques, la description de l’acte sexuel s’efface au profit de la pensée qui advient par le sexe, et le lecteur atteint là le point d’une intimité remarquable, celui-là même que la pornographie, d’en ignorer l’existence, manque et manquera toujours. C’est aussi un point-limite de l’écriture, qui conduit plus d’une fois l’auteur à s’interrompre là où les petits romans érotiques se vautrent avec délectation. Ainsi écrit-il : « Au centre de l’expérience sexuelle, l’objet -parce qu’il est désiré de façon exclusive- est transformé et devient universel. Rien ne lui est extérieur, c’est ainsi qu’il perd son nom », avant de dessiner deux croquis sommaires représentant un pénis en érection et une vulve. Ailleurs, il dit mieux encore : « Le seul poème que l’on peut écrire sur le sexe à présent. Ici, ici, ici, ici. »
S’il est un mot d’une parfaite incongruité dans le vocabulaire sexuel, c’est celui de possession, même s’il révèle l’essence du commerce matrimonial : accéder à la propriété d’une femme. Lorsque John Berger écrit « Baiser, c’est posséder », c’est bien pour stigmatiser la propriété que les hommes revendiquent sur les femmes et qu’institutionnalise le mariage. G quant à lui ne possède pas les femmes, il les dépossède ou veut les déposséder de leur aliénation : le tissu de rôles que l’éducation catholique du XIXe siècle les prépare à jouer, l’idée qu’elles se font d’elles-mêmes, la honte du plaisir et la peur que doit susciter chez elle le désir des hommes, etc., tout ce que l’obscénité -c’est-à-dire, ce qui se présente devant la scène- balaie d’un coup dans le sexe. En pénétrant le corps de telle jeune bourgeoise, G affirme sa haine de la bourgeoisie. Il agit, consciemment ou non, en révolutionnaire, ou plutôt, pour reprendre une expression que John Berger emprunte à Ortega y Gasset, en « envahisseur vertical ». Le sexe est un moyen pour lui de désigner en chaque femme, la possibilité d’une autre vie qui serait régie par leur conscience d’elles-mêmes. Le sexe est une voie vers l’insubordination.
Éloge du rôle révolutionnaire que chaque individu peut jouer dans la vie de tous les individus, G est une métaphore où les figures du corps individuel et du corps social échangent leur visage. Dans cet échange, « le point de l’oeil » narratif bouge sans cesse, se concentre sur l’intimité bouleversante de deux corps, ou saisit l’insurrection, en Mai 1898, des ouvriers de Milan, par une série de plans mobiles qui empruntent au cinéma ses techniques ; les fréquents monologues intérieurs de G montrent que, au milieu des salons bourgeois, il reste en retrait, observe, prépare ses stratégies de conquête ou d’infiltration. Au lit avec une femme, son regard s’efface devant celui du narrateur, comme s’il y avait dans toute chronique sensuelle des amants réunis, une dimension plus impersonnelle, plus objective, plus historique, plus surplombante. Or, c’est bien ce que John Berger affirme : le désir est un moteur de l’histoire. À tout instant, il peut exercer sur elle sa levée.
G est-il un roman, un essai, un poème ? Un peu de tout cela sans doute. On a pu évoquer à son propos une sorte de « cubisme » littéraire, en raison de la mobilité de sa narration, de ses ruptures de temps comme de ton. C’est juste, car G est, à l’image du cubisme, l’invention d’une vision qui a l’ambition d’être totale. Comme il est dit dans une très belle page consacrée au regard, « c’est un regard qui déclare être ce qu’il est ». En ce sens très précis, G demeure, aujourd’hui encore, un livre visionnaire.

John Berger
Traduit de l’anglais
par Elisabeth Motsch
Éditions de l’Olivier
406 pages, 21 euros

Éloge du libertinage Par Renaud Ego
Le Matricule des Anges n°39 , juin 2002.
LMDA PDF n°39
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