Les romans d’Arnaud Cathrine ont la très fine et troublante consistance d’un rêve. L’évidence, la clarté de la narration font un calme apparent, mais qui ne dissipent pas un sentiment d’inquiétante étrangeté. Dès Les Yeux secs1, on savait à quoi s’en tenir : dans l’horreur froide d’une guerre civile, en un huis clos hallucinant, un frère et une sœur se trouvaient face aux cadavres de leurs parents. Et chacun des romans suivants se place face au mort, sans morbidité cependant, avec toujours cette implacable et désarmante netteté : un cadavre est là, il y a simplement à s’en arranger.
Creusant le fantasme avec une lucidité accrue, Les Vies de Luka rejoue cette même scène primitive, toujours dans une manière très épurée, elliptique. À Liverpool, Luka et son frère Darl doivent faire face eux aussi, dans leur solitude, à la mort du père et à la maladie de la mère. Et si Liverpool est bien Liverpool, quelques clairs détails en attestent, c’est surtout comme toujours chez l’auteur un lieu très abstrait, où le décor se donne comme décor, masquant mal ce vide qu’il dérobe à la vue : un cimetière, celui où se trouve enterré le père, constitue la limite de ce monde où, pour s’en sortir, Luka choisit de travailler à la morgue de l’hôpital à nettoyer la salle où l’on prépare les cadavres après l’autopsie.
La subtilité des rêves est confondante parfois. Les figures y sont promptes à s’évanouir et ce roman vaut sans doute avant tout pour cette étonnante aura qui s’en dégage. Les personnages, et Luka plus que les autres, y vivent dans leurs fantasmes avant tout, suspendus dans un monde intermédiaire où exister ne va pas de soi : exister au sens de s’incarner, trouver ses limites et s’y épanouir. Comme vus d’un peu loin, dans cette distance où nos songes sont projetés, ils semblent les jouets d’une histoire qui n’est pas la leur, incertaines figures. Trop conscients de ce que la vie ne l’emportera pas durablement sur la mort, ils s’inventent des stratégies comme on trouve dans les rêves des subterfuges, comme on s’invente des histoires au seuil de l’innommable. Mais vient l’instant où l’écriture se dévoile à elle-même : « J’ai peur. Ce qui m’attend, peut-être, au bout de la patience. Lorsque j’aurai porté en moi autant de forces vives que de corps morts, et lorsque la balance aura penché, alors j’aurai tout épuisé, je n’aurai plus que des cadavres entre les bras. »
Ce roman trouve sa justesse de s’avancer toujours au bord d’un anéantissement. Comme dans L’Invention du père2, un précédent roman d’Arnaud Cathrine, où l’orphelin recourait au mensonge de la fiction pour pallier le manque, l’absence du père, il ne s’agit pas tant de céder à la fascination du cadavre que de s’inventer par l’imagination des stratégies d’existence.
Roman pour la jeunesse, Les Choses impossibles vient également de paraître, il se porte dans sa clarté au cœur de ce qui anime les personnages : face à la défaillance du père, à son silence, il n’y a pour l’enfant qu’à devenir adulte, devenir le père de son père, s’inventer son destin, dans sa solitude.
Comme les vies que s’imagine Luka pour conjurer le gouffre qui la menace, ces romans trouvent leur beauté dans leur fragilité même, dans la faillite possible de leurs histoires, dans la « minceur » de leurs personnages : à mesure qu’il se précise, le risque d’un évanouissement de la fiction rend celle-ci plus nécessaire et plus pure. C’est ce qui rend ces textes si intenses.
Les Vies de Luka commence un peu où se termine Les Choses impossibles : avec une chanson. Ce ne sera sans doute jamais que cela : une voix se pose et commence à chanter.
1 Verticales, 1998, J’ai lu, 1999
2 Verticales, 1999, Points-Seuil, 2001
Arnaud Cathrine
Les Vies de Luka
Verticales
155 pages, 13,50 €
Les Choses impossibles
L’École des loisirs
83 pages, 7 €
Jeunesse Like a dream
septembre 2002 | Le Matricule des Anges n°40
| par
Xavier Person
Les romans d’Arnaud Cathrine sont d’une étrange clarté. Les Vies de Luka et Les Choses impossibles tissent les fils de la fiction au-dessus d’un vide abyssal.
Des livres
Like a dream
Par
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Le Matricule des Anges n°40
, septembre 2002.