Pour des raisons extra-littéraires, on risque de passer à côté du nouveau roman d’Yves Bichet. Son titre d’abord. Cette Chair offerte à l’étal fleure la littérature « tendance » qui met la tripe frelatée au pinacle et mélange l’intimité et l’introspection avec l’impudeur de commande. On ne citera pas les provocatrices -souvent des femmes curieusement- qui jouent des libidos, petites et grandes lèvres, sanies, humeurs et appétits variés pour se faire remarquer. Et puis cette jaquette illustrée d’une femme au sein rose est d’une mièvrerie digne d’une publicité de parfum pour adolescentes plutôt que d’un roman dont on ne peut pas dire qu’il soit fleur bleue. On ne s’arrêtera donc pas à cette erreur de casting. On jettera sa jaquette (!) en faisant mine d’ignorer que nous sommes plongés dans Chair tandis que la voisine manifeste sa réprobation. Elle a tort du reste car Chair est une histoire de curés. De curée, ou de nonne plutôt. Il s’agit du deuxième volet de La Femme-Dieu dont il serait fastidieux de tenter le raccourci. Sachez que le personnage central de cette saga des XVIII-XIXe siècles après J.-C. se nomme Jeanne. Elle s’est repliée dans un monastère sous le nom de Jean pour fuir la peste, les persécuteurs qui lui imputent la responsabilité du fléau et un grand Turc violeur qui lui a sauvé la vie. Le second volet la conduit à Athènes, l’un des lieux névralgiques de la Querelle des icônes où s’affrontent les églises d’Orient et d’Occident au sujet de la représentation de l’image divine, donc de la chair divine. Une leçon du sage « Praeceptor Germaniae » Raban Maur (780-856) dont nous n’avons pas eu le loisir de vérifier l’exactitude peut illustrer le roman : « Ne jamais compter sur rien ni personne. Survivre avec le cœur, comprendre avec la mémoire, prier avec les sens. »
Les sens, la chair ne cessent d’occuper Yves Bichet qui prête une fois encore une importance majeure au règne animal et aux passages de transition nécessaires à l’évolution des êtres. Détournements de gestes rituels, expériences initiatiques brutales, matières et matériaux du corps détaillés, la Chair est, plus que l’esprit, le lieu où le sacré s’enkyste dans le vivant. Ainsi Jeanne-Jean chante-t-elle de sa voix troublante et divine pendant que le religieux qui le désirait la sodomise et admet en l’oblitérant la femme-dieu qu’elle n’a cessé d’être. La matière, toutes les matières sont des éléments majeurs de la poétique de Bichet qui met au service de leurs descriptions des trésors de sensibilité. On a encore aux narines l’odeur de la peau et à l’œil l’épiderme d’un parchemin dont il a fait un vénérable codex.
Si Yves Bichet se perd ici dans les anecdotes événementielles périphériques à son histoire, il suffit de lire l’essai1 du perspicace Jean-Pierre Richard pour se convaincre que le roman historique n’était peut-être tout simplement pas sa voie. Œil-de-lynx de la littérature, Richard met assez haut l’œuvre de Bichet et la dépiaute à merveille, ronge l’os jusqu’au « moi-peau » du psychologue Didier Anzieu (1923-1999), une notion illustrée par Bichet avec une tension et une émotion considérables. Néanmoins, le style télégraphique auquel il a recours dans Chair paraît asséchant. On lit parfois un synopsis plutôt qu’un roman. On y perd ce qui faisait la poésie des précédents livres d’Yves Bichet, et son soin de la phrase.
On devrait aborder cet ouvrage en ayant au préalable dégusté La Part animale (Gallimard), Le Nocher (Fayard) et Les Terres froides (idem), des romans puissants qui n’entraînent ni l’acédie, ni l’indifférence.
1 Quatre lectures (Bichet, Barbéris, Michon
et Bergougnioux) publié cette rentrée chez Fayard (153 pages, 12 €)
Chair
Yves Bichet
Fayard
250 pages, 16 €
Domaine français Le corps de Jeanne
septembre 2002 | Le Matricule des Anges n°40
| par
Éric Dussert
Yves Bichet propose le deuxième volet de l’histoire de Jeanne, un troublant personnage de chair impliqué dans la Querelle des icônes. Où le sacré se place-t-il ?.
Un livre
Le corps de Jeanne
Par
Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°40
, septembre 2002.