Lettres de commande à un architecte, à un stratège d’apocalypse, aux graphistes…
La lettre est le plus beau des genres, surtout quand elle a si peu de destinataire. Artaud s’y était déjà illustré, en s’adressant au pape, à Jacques Rivière, au recteur des Universités, au Dalaï-lama et à Génica Athanasiou sa femme. Moussempès (1931-1981), lui, prétend écrire « à un stratège d’apocalypse, aux graphistes et aux chirurgiens », mais personne n’est dupe : la lettre « aux astrologues et aux officiers français » commence par un intimiste « Suzanne, j’ai gardé de toi l’image d’un corps coupé en deux à l’horizon des hanches », et les vrais héros de ces proses délicatement poétiques, sont les anges ; pas rien que les anges, mais tous les anges ; dont les femmes. De fait, quand ce n’est pas une cohorte d’anges nouveaux qui, au ciel, abat les anciens et triomphe de Dieu, la spiritualisation rôde quand même : quelque part une jeune fille prénommée Ariane se transforme tout à coup en la ville de Venise, elle-même changée en pierre, ailleurs le corps se volatilise grâce à quelques exercices choisis, ou encore un Antonin Artaud maldororisé fait subir une étonnante angélisation anale à une adolescente.
Chaque lettre à un spécialiste (graphiste, kinésithérapeute) est ainsi le prétexte à une théologie espiègle de la colonne vertébrale et de l’axe digestif, à une négation jubilatoire de la mort maussade (car « la mort fonctionne comme un appareil de distillation et élimine du corps les impuretés et en particulier les organes »), ou à de brillantes variations sur le thème d’Osiris.
Fraîcheur d’imagination délicieuse, discrète fantaisie surréaliste dans l’écriture, érudition et ouverture d’esprit qui permettent à l’auteur de citer des noms aussi hétéroclites que, en vrac, Carolyn Carlson, Philip Glass, Henriette d’Angleterre et Raymond Roussel, tout concourt à faire de ce livre hors-norme un petit joyau vraiment fin et vraiment bien taillé. Une éraflure dans ce diamant de petit maître à découvrir : on le trouve un peu inutilement cryptique par moments. Mais pour le reste, tellement jouissif, réjouissant, et adjectifs en
joui-, qu’on en est resté tout béat. Vraiment.
Lettres de commande à…
Jacques Moussempès
La Bibliothèque du lion
(8, place de la Ronceraie 34920 Le Crès)
69 pages, 12 €