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Domaine étranger Le génial furibond

janvier 2003 | Le Matricule des Anges n°42 | par Richard Blin

Solitaire, provocateur, "tailleur de mots et architecte de la prose", Arno Schmidt (1914-1979) est l’auteur d’une œuvre dont l’originalité transcende toutes les catégories. Son livre le plus connu paraît enfin.

Le Cœur de pierre

C’est Baudelaire qui conseillait aux véritables artistes de cesser de peindre le suicide de Cléopâtre ou on ne sait quelle énième scène mythologique, pour plutôt s’intéresser à « l’habit noir » de leurs contemporains, c’est-à-dire à la réalité de leur temps. En sous-titrant son Cœur de pierre, « Roman historique de l’an de grâce 1954 », Arno Schmidt indique qu’il a fait de la question du réel le substrat même de son texte. Mais comment dire la réalité, sachant qu’elle dépend de cribles aussi divers et subjectifs que nos sens, notre état d’esprit, nos désirs, nos convictions ? Comment rendre compte des « mécanismes de la conscience » et des modes d’appréhension du réel ?
Une partie de la réponse, explique Arno Schmidt1, « résulta pour moi de la considération suivante : que le soir on se remémore le jour écoulé (…) : a-t-on le sentiment d’un »flux narratif« des évènements ? (…) Que chacun fasse la comparaison avec la mosaïque endommagée de sa propre journée ! (…) Sur la ficelle de l’insignifiance, de l’ennui omniprésent, sont enfilées, comme pour un collier de perles, de petites unités d’expériences intérieures et extérieures. De minuit à minuit il n’y a pas du tout » un jour« , mais »1440 minutes« (et parmi celles-ci il y en a tout au plus 50 dignes d’intérêt !) » D’où l’invention d’un procédé littéraire capable de restituer la structure poreuse de notre perception du présent, un procédé qui tente de se tenir au plus près de ce mélange de sensations, de pensées, de suggestions et d’échos éveillés par une situation, un geste ou une parole.
Cette forme faite d’instantanés se concrétise sur la page par une cascade de paragraphes dont la ligne inaugurale est systématiquement décalée sur la gauche, et dont les premiers mots, apparaissant toujours en italiques, correspondent à l’élan, « des mots soigneusement sélectionnés pour produire le choc initial. La »piqûre« qui précède l’injection ».
Accélération, ralentissement, nouement, étirement, suspension, digression mais aussi sophistication, trivialité, humour, tout concourt à suggérer ce qui relève de la réalité des faits de conscience et de la matière de l’instant. S’y ajoutent la volonté de restituer les voix dans leur crudité phonétique et dialectale (« Ninstansiouplaît » ; « Venez, rentrez, chouprie ! » ; « Ouzkonsbêgnait toujours ! » ; « Vous pouvez revenir dans -uhnouhh… deuzeures ? »), et un usage ultra expressif, pour ne pas dire volubile et musical de la ponctuation. Mais ce qui, à première vue, pourrait paraître totalement déroutant s’avère très vite extrêmement jubilatoire. Au bout de quelques pages, l’accommodation est faite et la liberté, l’insolence, l’inventivité de Schmidt font merveille.
Le Cœur de pierre raconte les tribulations d’un collectionneur fou, Walter Eggers, qui cherche à compléter sa collection d’almanachs d’État du Royaume de Hanovre. Ne lésinant devant aucun moyen, il s’introduit chez un couple, devient l’amant de la femme et l’ami du mari -Karl-, un chauffeur-routier. Ensemble ils partent pour Berlin-Est où W. Eggers réussit à subtiliser, à la Bibliothèque du Présent Radieux du Socialisme Réel, l’exemplaire d’un almanach manquant à sa collection. Ils logent chez la maîtresse de Karl, une réfugiée de Silésie, dont ils organisent le « transfert » à l’Ouest. De retour, et à peine installés dans une sorte de ménage à quatre, ils découvrent dans un faux plafond, un trésor qui financera la vie insoucieuse de cette association scandaleuse…
Par-delà l’anecdote, ce texte est l’occasion pour l’auteur allemand de dire tout ce qu’il pense des deux systèmes politiques, de leurs dirigeants et de leurs thuriféraires, comme du « miracle économique » de la République fédérale, ou de cet autre misérable miracle idéologique qu’est le Socialisme réel de l’Allemagne démocratique. À partir de la réalité quotidienne de la vie des petites gens, il peut aussi stigmatiser l’idiotie ou l’hypocrisie, disséquer impitoyablement l’intimité d’un couple, se délivrer d’un certain nombre de constats. « Nous avons tout doté de souffrance : la lumière »brûle«  ; le son »meurt«  ; la lune »décline«  ; le vent »gémit« , l’éclair »tressaille«  ; le ruisseau comme la route »se tortille« . Mon cœur pompait et vidait la nuit : quelle installation idiote que cette saloperie gluante rouge laque qui doit en permanence tourner et s’engraisser à l’intérieur de nous ! C’en est un de pierre qu’il faudrait avoir ». Qu’il s’agisse de littérature, de sexualité ou des besoins de l’homme (« Besoin de se réunir, besoin de s’adonner au jeu ; lubricité ; bêtise, cruauté. ») Arno Schmidt est toujours d’une férocité implacable. D’ailleurs le livre ne put paraître qu’en version expurgée, en 1956.
Un roman donc, qui ressemble à son auteur. On y retrouve ses goûts, ses aversions, son amour des livres comme son insoumission à la commune mesure, sa haine de la soldatesque comme son élitisme ; « L’art pour le peuple ?! : Laissez cela aux nazis et aux communistes ; c’est svp au peuple (à chacun !) d’aller à l’art et non le contraire ! »2 Il fut accusé de blasphème et de pornographie, reçut le prix Goethe mais ne put s’empêcher de faire scandale en déclarant dans son Discours de remerciements : « Si désuet et impopulaire que puisse paraître un tel propos : je ne connais, pour ma part, d’autre panacée, contre quoi que ce soit, qu’encore et toujours : »Le Travail«  ; et sur ce chapitre, notre peuple -en tête, bien entendu, la jeunesse- n’est nullement surmené, bien plutôt typiquement sous mené : je ne peux plus entendre le verbiage sur la »semaine-de-40-heures«  : ma semaine a toujours eu 100 heures… »3 S’inscrivant dans la lignée des Rabelais, Jean Paul, Joyce, Céline, Arno Schmidt, l’irréductible, connut, tard, le bonheur de voir un de ses vœux les plus chers exaucé : trouver un mécène qui lui assurerait une fin de vie confortable. C’était en 1977. Il n’en profita guère, terrassé qu’il fut par une attaque cérébrale en 1979. Ses cendres reposent quelque part sous une pierre dans la lande de Lunebourg où il avait choisi de s’isoler dès 1958.

Le Cœur de pierre
Arno Schmidt
Traduit (magnifiquement) de l’allemand
par Claude Riehl
Tristram, 295 pages, 22

1 Roses & poireau, Maurice Nadeau, 1998. Il faut absolument lire ces pages qui éclairent magistralement la création littéraire
2 Brand’s Haide, Christian Bourgois, 1992
3 Tina ou de l’immortalité, Tristram, 2001

Le génial furibond Par Richard Blin
Le Matricule des Anges n°42 , janvier 2003.