Que raconter quand tout a été dit ? Se faire bernard-l’ermite, et investir une coquille vide ? Jouer, de parodie, de pastiche, multiplier les variations et les jeux de miroirs infinis avec les formes ? Tel pourrait être, au vu de son œuvre, et plus spécialement de ce mythique Courtier en tabac (Sot-Weed Factor en version originale), publié en 1960, l’approche littéraire de John Barth. Pour l’écrire, Barth a recyclé un matériau (textes et archives) à l’origine rassemblé pour un projet, abandonné à mi-course, d’une centaine de contes sur sa province natale, le Maryland. Et notamment, un poème, intitulé The Sot-Weed Factor, publié en 1706 à Londres, par un certain Ebezener Cooke, dont on ne sait rien. Prétexte à la première variation autour d’un thème central du roman : de l’histoire considérée comme fiction. Barth se fait en effet un plaisir de lui inventer une biographie : « dans les dernières années du dix-septième siècle, on pouvait rencontrer parmi les sots et les élégants des cabarets de Londres un personnage maigre et dégingandé du nom d’Ebezener Cooke, plus ambitieux qu’ingénieux et néanmoins plus ingénieux que prudent ». Le ton est donné. Le lecteur ne cessera d’être chahuté pendant près de 800 pages, au gré des digressions et coïncidences, travestissements et métamorphoses, essaimés par Barth au fil de la narration.
Ebenezer Cooke, né en 1666 dans le Maryland, arrive en Angleterre à l’âge de quatre ans, vit avec son père, sa sœur jumelle Anna et leur précepteur Henry Burlingame III. Après plusieurs années de bohème, Eb, qui s’est intronisé Vierge & Poète, traverse de nouveau l’Atlantique (non sans de périlleuses péripéties), pour s’occuper du domaine de son père, Malden, flanqué de la charge de Poète-Lauréat du Maryland, et du protéiforme et mystérieux Burlingame, parti à la recherche de ses origines… Au lieu de l’Eden promis, notre héros adamique et candide découvre un Maryland marécageux, « barbare et pernicieux » (« ce foutu pays merdique »), peuplé de rustres et de filous, et Malden, qu’il perdra aux dés, transformé en tripot… Quant à Burlingame III, il n’en finit pas de retrouver les fragments du « journal privé » où son grand-père, compagnon du célèbre John Smith (premier colon de Virginie), en vérité personnage égrillard et obsédé (l’Aubergine Magique, sa prothèse sexuelle digne d’une farce, dupe et dépucelle Pocahontas) expose sa version, peu orthodoxe, des origines de l’Amérique. Ses pucelages, Eb Cooke les perd tous, récupère son domaine où il vit avec sa sœur et son fils.
John Barth parodie à outrance, jusqu’à la démesure, le récit picaresque, et fait une satire exquise du roman d’initiation, dans un style qui rappelle celui des grands écrivains comiques du XVIIIe siècle, Laurence Sterne et Henry Fielding, jusque dans la complexité et le foisonnement narratifs.
La fascination de Barth pour les récits enchâssés, comme les Mille et une Nuits ou le Décaméron de Boccace, trouve également ici sa juste expression : il passe en revue une gamme de genres littéraires américains, et tourne en dérision certains de ces mythes fondateurs, inversant les paradigmes de l’Ancien (ici l’Eden) et du Nouveau Monde : c’est « l’histoire d’un naïf du Vieux Monde qui se retrouve dans cette illusion comique qu’est l’Amérique ». Un naïf, qui, au fil de ses aventures, trouvera pourtant sa mue : le Vierge & Poète -qui « se découvre une voix authentique sous le vernis rhétorique et les poses affectées » (extrait de la préface à la dernière édition américaine écrite par l’auteur en 1987)- se fera finalement satiriste ; « en résumé il devient l’écrivain qu’il avait cru être dans sa naïveté. Ce qui m’advint également. » À trente ans, John Barth publiait donc, après l’Opéra flottant et Fin de parcours, son troisième roman, véritable succès. La traduction, parfaite, de cette somme extravagante, et burlesque, écrit dans une langue savoureuse, saturée d’ironie et d’humour, espiègle jusqu’à la déraison, nous apporte une pièce essentielle (l’égal de V de Thomas Pynchon) de la littérature américaine contemporaine.
Le Courtier en tabac
John Barth
Traduit de l’américain par Claro
Le Serpent à plumes
778 pages, 27 €
Domaine étranger Pastiche mythique
mars 2003 | Le Matricule des Anges n°43
| par
Bertrand Serra
Quand un jeune puceau découvre l’Amérique et le vice… Les mythologies du facétieux John Barth sont farcies d’insolence, de drôleries et d’érudition. Vertigineux et cocasse.
Un livre
Pastiche mythique
Par
Bertrand Serra
Le Matricule des Anges n°43
, mars 2003.