Le pari de ce livre-somme fut sans doute difficile à tenir pour Daniel Guillaume, son maître d’œuvre : étudier d’abord les aspects généraux des situations poétiques contemporaines françaises, essayer cette synthèse, et approcher dans le détail un certain nombre d’auteurs clé de la modernité récente. De quels poètes faut-il parler, comment faire afin que les situations multiples des pratiques du poème se réfléchissent sans masquer tel ou tel pan d’écritures ? Autant de questions que le directeur de ce travail a dû se poser pour contourner toutes les difficultés et donner à lire un ensemble très cohérent, ouvert, représentatif pour une grande part des actions poétiques les plus flagrantes dans le domaine français depuis les années 50 : la partie II de l’ouvrage, intitulée sobrement « Des poésies », propose quatorze lectures. D’une grande clarté, mais aussi d’une très fine densité, elles font passer d’Yves Bonnefoy à Dominique Fourcade en passant par Denis Roche, Michel Deguy, Emmanuel Hocquard et James Sacré, Christian Prigent, Jacques Roubaud, Jacques Réda, Philippe Jaccottet et André du Bouchet, Paul de Roux, Guy Goffette et, le plus méconnu, François Cornilliat. Chaque étude, qu’elle soit celle d’un essayiste ou d’un critique-poète, a le mérite d’allier l’empathie au mouvement critique par lequel, à la fin, se dégage, pour chacun des poètes, l’aspect neuf de leur travail.
On pourra se reporter par exemple à L’Art des légèretés de Jacques Réda, tel que le poète Hervé Micolet le donne à entendre à travers les variations de Celle qui vient à pas légers, pour sentir, sous la pédale d’un rythme bitumé, l’expérience d’un lyrisme critique (pas vraiment simplifiable) chez l’auteur de La Tourne. Ou bien à la très forte analyse que fait Fabien Vasseur du travail de Dominique Fourcade, de ses vitesses et des positions, des liens nouveaux qu’il tisse entre les techniques de notre temps et l’époque telle qu’elle va. Une approche sans complaisance, néanmoins admirative de la singularité de Fourcade et juste ironique de l’air du temps. Avec Emmanuel Hocquard : une poésie littérale ?, Stéphane Baquey signe, de son côté, l’une des meilleures études aujourd’hui consacrée à l’auteur de La Théorie des tables. Là encore, l’effort de pensée prime sur l’exercice d’admiration formel. Aux généralités confuses est opposée une description nette des pratiques contradictoires, voire divergentes, des formes de littéralités, chez Hocquard, Journoud ou Albiach. Sont analysées, à partir de l’écriture et des positions de Hocquard, les différences entre pratiques poétiques et énonciations du poème. Nous sortons par là des clivages entre poésie littérale et lyrique.
Certaines interventions de la première partie de l’ouvrage (« Réflexions, situations ») décloisonnent bien le débat dans ce sens, Robert Davreu en exposant le nœud complexe entre langage poétique et législateur ; Jean-Claude Pinson en pensant les différentes structures de la poésie du moderne au contemporain ; Jean-Pierre Bobillot celles de l’expérimentation poétique. « L’enjeu [de ce travail semble avoir été], selon les mots de Daniel Guillaume, de redéfinir une éthique dans la relation d’écriture » ou encore, selon le poète Gérard Cornilliat, d’écrire, jusqu’au défaut : « …ce/ qui croise le langage// comme on croise/ (si on croise quelqu’un/ avant la nuit/ sans doute à travers elle)/ comme on croise quelqu’un/ à qui on a menti,// à qui on va mentir… » Une juste confrontation.
Poétiques & poésies contemporaines
Collectif
Le Temps qu’il fait
380 pages, 29 €
Poésie Prises multiples
mars 2003 | Le Matricule des Anges n°43
| par
Emmanuel Laugier
Le Temps qu’il fait publie une réflexion très stimulante sur la poésie contemporaine. Quatorze poètes scrutés à la loupe, de quoi enfin sortir des clivages entre littéralité et lyrisme.
Un livre
Prises multiples
Par
Emmanuel Laugier
Le Matricule des Anges n°43
, mars 2003.