En 1883, Strindberg quitte la Suède, ses dernières œuvres ont fait scandale, il y étouffe, « je veux devenir européen » annonce-t-il. Exilé en Suisse il y écrit ces quatre nouvelles, qui s’y déroulent en grande partie. Elles paraissent en 1885 et surprennent -la préface déclare avec hauteur : « Ce livre est une attaque contre la culture supérieure, autrement dit contre la dégénérescence ». En effet, comme le titre l’indique, il s’agit pour Strindberg de mettre en récit diverses idéologies qui pouvaient alors sembler une alternative à cette civilisation bourgeoise qui se révélait, au moins spirituellement, à bout de souffle. C’est le premier intérêt de ces textes : guidés par la postface et d’éclairantes notes des traducteurs, nous rencontrons ici ces idéaux qui animaient alors la jeunesse européenne et russe, le fouriérisme, le pacifisme, le retour à la terre, le nihilisme…
Mais, soyons rassurés, il ne s’agit pas là de « littérature engagée » simplificatrice, conforme aux préceptes de quelque naturalisme positiviste ou d’un réalisme socialiste tel qu’il sera théorisé, et imposé, sous Jdanov ! Ainsi mêle-t-il dans Remords, nouvelle pacifiste, la précision psychologique -grâce en particulier à une ébauche de monologue intérieur- à une sorte d’onirisme fantastique pour nous faire concevoir comment la folie s’empare du lieutenant Bleichroden, après qu’il a dû fusiller trois francs-tireurs capturés par hasard. De même, dans Rechute, voulant dépeindre les tourments d’un exilé russe, adepte de Tchernichevski, confronté à des choix idéologiques douloureux, Strindberg sait décrire sa nostalgie des « bouleaux blancs et des simples églantiers » de la Russie, tout comme son émotion envers « les monts bleus du Jura, pareils à un long et léger nuage estival ». Comme chez Zweig, les mobiles des personnages s’incarnent et s’affrontent en des scènes mises en place avec efficacité, comme chez Maupassant la description n’est jamais superflue, permet d’insérer ces existences au sein d’un monde plein, vibrant. Ces hommes et ces femmes, à plus d’un siècle de distance, tentent, comme nous nous y efforçons, d’inventer un avenir vivable.
Utopies dans la réalité
August Strindberg
Traduit du suédois par Elena Balzamo
et Pierre Morizet
Actes Sud - 269 pages, 21 €
Domaine étranger Strindberg l’agitateur
mai 2003 | Le Matricule des Anges n°44
| par
Thierry Cecille
Un livre
Strindberg l’agitateur
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°44
, mai 2003.