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Poésie Une manière de vivre

mai 2003 | Le Matricule des Anges n°44 | par Xavier Person

Avec "L’Invention du verre", Emmanuel Hocquard nous fait entr’apercevoir dans l’écriture poétique comme des espaces vacants. Ou Wittgenstein expliqué aux libellules.

L' Invention du verre

On se souvient de Didi dans le Lotus bleu, qui appliquant les préceptes de Lao-Tseu d’une manière très personnelle s’apprête à couper la tête de Tintin pour l’aider à trouver la voie. La manière est radicale, mais efficace : l’amputation ferait césure, ouverture du vide, vacance de la pensée ordinaire, effraction de l’inhabituel dans la vie du sujet. Suspension brutale. Sans strictement comparer la subtile poétique d’Emmanuel Hocquard à celle de l’innocent fils de Wang Jen-Ghié, on ne peut s’empêcher de relever des similitudes lorsque dans Ma haie (P.O.L, 2001) par exemple il rêve de s’affranchir des règles de la grammaire en contrevenant notamment à son principe de cohérence, sans avoir peur de scier la branche sur laquelle il est assis, sans crainte de se trouver accroché à son pinceau après avoir envoyé valser l’échelle… Lecteur de Deleuze et de Wittgenstein, il y prend l’exemple des libellules dont on imagine bien que la vision du monde n’est pas construite selon les règles de la grammaire, laquelle contraint insidieusement nos vies : comment écrire pour ces dernières dès lors, sans s’essayer à d’aventureuses expériences de langage, sans ouvrir des brèches dans ce « discours indirect » par quoi nous nommons les choses, sans apporter la contradiction en creusant des trous dans le langage ordinaire et ses arbitraires constructions de sens ?
On pourrait lire L’Invention du verre en se prenant pour une libellule, même si Emmanuel Hocquard y cite à plusieurs reprises la sculpture de Jan Dibbets, Roodborst territorium, établie selon les parcours du rouge-gorge auquel ces poèmes empruntent certaines trajectoires sautillantes. C’est-à-dire qu’on inventera ici d’autres parcours pour passer d’un mot à l’autre, s’imaginant dans la langue un autre territoire à habiter, plus ouvert, se posant pas mal de questions quant à toute possibilité de nomination, bifurquant, s’égarant dans les interstices. Par exemple, on partira de la proposition suivante : « Si on/ imagine un langage/ sans conjonctions,/ tout arrête/ de dépendre ». La poésie d’Emmanuel Hocquard invente cette suspension. Elle se rêve ici la transparence du verre, qui ne reflète rien, ne fait écran à rien : nous restituerait le monde tel qu’en lui-même, hors de la vision que nous en donne le langage ? « Il ne s’agit jamais d’arriver » dit un poème. Ou bien : « les élucidations ne débouchent sur aucune fondation. » Partant du constat de Wittgenstein selon lequel on ne pourra jamais penser le fonctionnement de la langue qu’avec les outils même de cette langue, le poème devient le lieu d’une tentative de lucidité, ne cherchant pas tant à dire qu’à créer les conditions d’une transparence du discours à lui-même, à en affiner la matière.
Comme le verre qui en fait est un liquide (à l’écoulement très lent, mais certain, cela se voit notamment, nous dit une note, à ce que les vitraux des cathédrales sont plus épais à leur base), le poème ici se veut « amorphe », composé de phrases ne se déployant plus dans un discours, mais coulées dans la verticalité du poème, coupées pour tenir dans sa forme, déplacées, détournées dans l’espace propre du vers, non plus liées l’une à l’autre mais rendues à elles-mêmes, comme désenclenchées, non plus des phrases alors mais des « énoncés » flottant, qu’aucun sujet n’activerait plus. Comme un récit serait alors possible, très privé, intimement autobiographique, mais dans cette étrangeté d’un langage porté toujours à la limite de l’intransitivité, faisant retour sur ses propres modalités comme on polirait un verre d’optique, trouvant sa clarté dans l’extrême de sa minceur, cherchant dans son écriture comme un degré d’effacement maximal : « Le ruban est si mince/ qu’il n’a qu’une seule face./ La clarté exclut/ les prépositions. Toute/ réponse suppose un revers. »
À l’image d’un invertébré marin « en forme de ruban aplati et transparent », le poème devenu une sorte de peigne lumineux peut rassembler les fragments disjoints d’une vie en les laissant filer. Sans enfermer le sujet dans l’opacité d’un nom, il crée les conditions d’une attention à ce qui serait comme le revers de toute réponse. Se propageant en fragmentations, il fait scintiller des configurations d’espace et de temps, capte aussi bien l’empreinte des nuages pour les plaquer au sol, les jeux de couleur bleu luisant dans l’eau, que le poids de l’air, nous faisant à un moment deviner ce que serait une respiration sans pronom personnel, une manière de vivre sans coïncider avec ce qui nous nomme.
« Vivre anonyme sans pour autant vivre seul » est un programme en forme de déflagration douce. Il suppose d’évider les lettres des mots pour entr’apercevoir une certaine lumière à la place. Il fait du poème un territoire « précurseur », où on pourrait vivre sans être exactement le sujet d’une phrase, où dans le vacillement de cette phrase une soudaine ouverture se ferait, par laquelle s’avancer sans se reconnaître soi, dans une sorte d’intervalle de la conscience, donné par la lumière, immédiatement absorbé par la lumière, où ne rien apercevoir que cet éclat d’un certain vide à la place de ce qu’on croyait être pour toujours.
Une solitude pourrait commencer de s’inventer à la lecture de la proposition suivante : « Si rien n’est caché,/ avoir une vision du monde/ est sans importance ». Il faudrait laisser agir longtemps ces vers, les laisser flotter dans l’improbabilité même de ce qu’ils inaugurent, puis continuer sa lecture dans quelque chose peut-être comme le fin glissement d’un vol de libellule à la surface d’un miroitement, là, lisant comme on ne savait pas pouvoir lire, sans s’expliquer vraiment cette claire sensation d’un bienfaisant désastre, un peu comme lorsqu’on cède à son sommeil, y acquiesçant.

L’Invention du verre
Emmanuel Hocquard
P.O.L
117pages, 16

Une manière de vivre Par Xavier Person
Le Matricule des Anges n°44 , mai 2003.
LMDA PDF n°44
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