À peu près contemporain de Nâzim Hikmet, ayant comme lui fait l’expérience des prisons d’Atatürk, assassiné le 2 avril 1948 alors qu’il tentait de franchir la frontière de la Bulgarie, Sabahattin Ali est un des rares prosateurs turcs qu’il nous soit donné de lire (quand nous offrira-t-on de nouveau les superbes nouvelles de Sait Faik ?). Cette réédition (on dut la première, en 1977, aux Publications Orientalistes de France) nous confronte à une curieuse et ambitieuse entreprise romanesque -réussie. Il s’agit en effet pour lui, sur un canevas de roman hellénistique -la tragique histoire d’un couple d’amants prédestinés mais que mille embûches vont séparer- d’allier une démarche naturaliste à des préoccupations plus symboliques, voire métaphysiques : Youssouf, le héros, est en quelque sorte, comme le Meursault de Camus, un étranger parmi les hommes, non seulement taciturne mais d’une humanité énigmatique, comme inaboutie, un être absent, endormi et ne s’éveillant que lorsque l’absurde dans lequel il doit vivre devient par trop révoltant.
On trouve donc, comme il se doit, des peintures réalistes de ce monde d’avant la révolution kémaliste : des jeux d’enfants dans l’immense mûrier, le canon qui annonce la fin du Ramazan, les noces villageoises au son du ney et du tambur, le rythme des saisons et des travaux des champs. Sabahattin Ali nous offre également la description objective d’une société empêtrée dans le conformisme et l’immobilisme politique, où règnent le népotisme et la lâcheté, où le viol d’une servante n’a pas plus de gravité que l’assassinat d’un pauvre épicier par le fils d’un gros propriétaire -car enfin « il ne pouvait pas en être autrement, cela s’était toujours passé ainsi ». Mais nous découvrons aussi des paysages d’une Turquie inattendue, nocturne ou pluvieuse (semblable à la Grèce d’Angelopoulos) et des portraits de femmes enfermées, de notables abrutis par le raki, de vitelloni ridicules ou cruels -chacun ayant sans doute au fond de lui, comme Youssouf, « la certitude d’être totalement inutile ».
Youssouf le taciturne
Sabahattin Ali
Traduit du turc par Paul Dumont
Le Serpent à plumes
452 pages, 9 €
Domaine étranger L’étranger
juillet 2003 | Le Matricule des Anges n°45
| par
Thierry Cecille
Un livre
L’étranger
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°45
, juillet 2003.