17 ans, pour les beaux yeux d’une Vénitienne, le jeune Mario Rigoni Stern se présenta au concours de la Marine royale. « Sais-tu nager ? », demanda l’officier à celui qui n’a vu la mer que dans les livres. Le petit montagnard n’en mène pas large. Trois mois plus tard, le 30 novembre 1938, il entra à l’École militaire d’alpinisme d’Aoste. Pour le meilleur et surtout pour le pire. Il marchera 300 km avec son bataillon décimé pour franchir la poche d’encerclement du Don. À l’automne de la même année 43, il sera incarcéré en Pologne par les nazis : « le soir de notre arrivée, comme un troupeau affamé, on sortit manger l’herbe qui poussait alentour ; un projecteur dardait sa lumière sur notre pâture. »
Évidemment, ce n’est pas la première fois que l’écrivain d’Asiago évoque son « expérience » militaire ici encore avec cette Dernière Partie de cartes, et comme le prouve si bien Le Sergent dans la neige, la réalité de la guerre n’est pas seulement celle vécue par les généraux.
Mais ce court texte qui raconte la vie du soldat Stern, chasseur alpin de l’Italie fasciste, des combats à ses permissions vaut surtout par cette nouveauté : la lente prise de conscience que le régime mussolinien œuvrait à son malheur. Soixante ans après, l’écrivain essaie de comprendre les raisons de son « aveuglement », de son « esprit borné », lui qui était « imbu de chimères romantiques ». Pendant cette période « insidieusement nationaliste », l’Italie voulait faire de ses soldats des héros, « l’apprentissage de l’amour de la patrie avait été trop long, trop poussé », constate amer l’auteur.
Le livre confronte ainsi la (petite) histoire telle que Rigoni Stern l’a vécue sur le terrain aux côtés de ses camarades, avec la plus grande celle qui se joue aussi dans les coulisses des chancelleries. L’écrivain mêle témoignages et pièces à convictions : procès-verbaux, communiqués, etc. Avec le recul, il s’agit également de montrer l’efficacité de la propagande et de la rhétorique fasciste Mussolini, si fier de « modifier le cours de l’histoire des continents » se réjouit, en privé, que grâce au froid, « les mauviettes vont mourir et cette race italienne médiocre va s’améliorer ». Pendant son engagement, le soldat Stern récolte bien quelques signes sur ce qui adviendra mais il lui faudra la parole d’un oncle pleine de bon sens pour lui ouvrir les yeux. Au « malaise » succèdera « l’indignation » : devant les fosses communes en Ukraine, les pendaisons expéditives, la désolation des femmes juives au cœur de l’hiver polonais. Cette guerre glorifiée par l’Italie ne pouvait amener que la « mort » et la « destruction ».
Il y a toujours chez Rigoni Stern une blessure lorsqu’il y a un manque de respect de la réalité. « Un jour, j’ai même entendu à la radio que les Allemands se battaient aux côtés des Anglais en Russie pendant la Seconde Guerre mondiale », dit-il. Témoignage poignant (on peut le lire comme un examen de conscience), ce petit livre (didactique aussi)...
Dossier
Mario Rigoni Stern
Cartes sur table
octobre 2003 | Le Matricule des Anges n°47
| par
Philippe Savary
Un auteur
Un livre