Révolte. Contre et pour. Contre un système libéral minant tous les secteurs, attaquant les services publics, sapant les solidarités nécessaires à la cohésion sociale, acceptant un chômage de masse et la relégation d’une part du peuple considérée comme non-rentable. Tout cela est imposé alors même que la viabilité de ce système, et plus largement d’un modèle de vie « occidental », n’est pas évidente, pour le moins, à moyen et long terme. Sous l’éloquence de tribune et le patelinage médiatique, les commissions et tables rondes, les fausses mesures et les vrais reculs, on liquide les valeurs « liberté, égalité, fraternité ». Elles peuvent paraître désuètes, mais bien pesées, je les crois actuellement on ne peut plus neuves et socialement motrices. Au lieu de cela, on met en avant le trio : privé, productivité, profit. S’il est révolutionnaire de dire que l’économique doit être soumis au politique, lui-même soumis à l’éthique, et non l’inverse comme actuellement, alors je suis révolutionnaire.
Quelle action ? Dans la vie sociale, professionnelle, je continue de croire à l’engagement syndical et à l’action collective sur les lieux de travail et de vie. Je ne défends pas un militantisme aveugle, j’agis simplement dans un espace de lutte qui reste ouvert (pour combien de temps ?) grâce aux droits acquis sur plusieurs générations. Ce n’est pas du tout surplombant ; il s’agit d’avancer pied à pied, jour à jour, où on est, comme on peut, dans la « réalité rugueuse ». Pas d’illusion : il faut faire bouger un modèle social asséné quotidiennement comme seul possible ; les précaires peuvent difficilement dire non ; la lutte coûte, et fatigue ; la donne politique du 21 avril est ce qu’elle est… De plus en plus, cependant, le problème m’apparaît moins celui de gagner ou de perdre telle ou telle lutte, que celui de rester vivant et d’être, ou pas, minime acteur dans cette « histoire ». Boulot de soutier, « paysan ».
Alors, « engagement » de la poésie ? La question m’est vive, mais la réponse reste non si cela revient à poétiser, orner une idéologie, glorifier, faire passer un message préexistant. Impossible. Le poème est libre, « en avant », ou bien n’est pas. La parole du tract reste autre, et autrement efficace. La résistance de la poésie, que je crois tout à la fois minime et inexpugnable, tient à ce qu’elle travaille le stade premier de la révolte : la prise de conscience et le langage. Elle est une forme de lucidité, accroissement du champ de la sensibilité, activation de la mémoire, ouverture de possibles dans la langue… bref, intensité maximale de la vie intérieure. En amont du politique, c’est l’existence de cet « espace du dedans » qui me paraît mis en danger par l’évolution actuelle des conditions de vie et de travail. Face à cela, il faut prendre tout le risque d’écrire, et accepter d’avancer sans voir. Au-delà commence le travail du lecteur ; il peut être d’ordre émotif, esthétique, réflexif, engagé ou non… mais de toute façon hors de mon rayon d’action. Je creuse des situations et non pas les choix qu’elles peuvent amener à faire. Pour moi, la poésie se situe au plus ras de vivre, lorsque les décisions, justement, ne sont pas prises parce qu’on est dans l’impact de l’événement, quel qu’il soit. Si j’écris, c’est paradoxalement parce que je n’ai pas de mots pour ce qui arrive ; je tâche de rendre lisible du muet. Le poème naît dans ce tâtonnement intuitif et impératif de parole, pour arriver à saisir et reprendre pied, tête, main, dans une réalité qui a submergé. Voilà.
Mais le temps de la poésie est lent, et le présent urge. Il me semble donc nécessaire d’écrire et d’agir, dans une interaction sans confusion des deux pratiques. Cette époque est désespérante, mais s’il y a une efficacité du rien ou du pire, dans l’état actuel des choses, qu’on me la prouve. Pour l’heure, j’en reste au possible encore, donc malgré tout à une forme d’espoir, et au travail du peu.
« L’homme fuit l’asphyxie. « » Je n’écrirai pas de poème d’acquiescement. » René Char
* Poète.
> Dernier livre publié :
Lichen, lichen (Éditions Rehauts)
La révolution Ne pas rêver
novembre 2003 | Le Matricule des Anges n°48
| par
Antoine Emaz
On ne peut plus dormir / quand on a une fois / ouvert les yeux. Pierre Reverdy.
Un auteur
Ne pas rêver
Par
Antoine Emaz
Le Matricule des Anges n°48
, novembre 2003.