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Poésie Les royaumes de la mémoire

novembre 2003 | Le Matricule des Anges n°48 | par Thierry Cecille

« Il faudra attendre que je sois complètement démodé pour me découvrir vraiment » conseillait Cavafis. Il est temps, en effet, de parcourir ce labyrinthe grec.

En attendant les barbares

Un homme discret, presque terne, traverse sa ville et sa vie d’un pas mesuré ; il porte sur tout ce qu’il croise un regard attentif, mais se détourne aussitôt qu’on l’observe. Beaucoup l’ignorent donc, certains le devinent, quelques-uns, rares, le connaissent. Fonctionnaire ou agent d’assurance, il ne se départit jamais d’une politesse silencieuse et souriante et remplit, consciencieusement, sa tache diurne. Mais à côté, au-delà, il vit dans un monde sur lequel il règne, celui des récits qu’il élabore la nuit tombée, des poèmes qu’il cisèle dans la solitude enfin reconquise. C’est Kafka dans Prague, Pessoa à Lisbonne et Cavafis en Alexandrie. Tout ce qui, de sa vie personnelle, vaudrait d’être rapporté, se retrouvera donc, dans ses poèmes, transformé, transmué, condensé, distillé. Car c’est bien d’une sorte d’opération chimique qu’il s’agit ici : dans l’alambic, les chroniques de la Grèce hellénistique ou byzantine, des vers d’Homère et des épitaphes de tombeaux ornés de figures à demi effacées, mais aussi la Méditerranée face à la ville et, de celle-ci, l’Alexandrie coloniale et cosmopolite du début du siècle, les cafés modestes ou louches, les hôtels de passe, le comptoir d’une boutique, la vitrine d’un marchand de tabac… de tout cela naîtront, après de longues années de travail de la mémoire et de l’écriture, ces cent cinquante-quatre poèmes « canoniques ».
Cette édition, en effet, respecte, comme celle, initiale et essentielle (il est à souhaiter qu’elle demeure accessible…) de Marguerite Yourcenar, le corpus que fixa Cavafis lui-même : tout au long de sa vie il retravailla ses poèmes, et il fallait qu’il les trouve presque parfaits pour qu’il les donne à lire, sur de modestes feuilles volantes, à quelques amis choisis. Quand Yourcenar, à la fin des années 30, s’intéressa à lui, il venait de mourir (il vécut de 1863 à 1933) et sa renommée naissait à peine, ensuite, à mesure que la Grèce le reconnaissait, on retrouva des inédits dont un choix est proposé ici. Il s’agit bien de l’atelier du poète : la parole y est parfois moins assurée, la note moins tenue. L’autre intérêt de cette édition réside bien sûr dans la traduction de Dominique Grandmont : elle est peut-être plus fidèle que celle de Yourcenar qui, se défiant à juste titre d’une certaine préciosité de Cavafis (un certain décadentisme, celui qu’on trouve, parfois, chez Apollinaire ou Gide), en avait proposé une version un peu rude, prosaïque. Grandmont, lui, n’hésite pas à redonner quelques couleurs, épiques ou lyriques, mais par petites touches car tout, ici, ressortit à cette obsession de « la nuance » que Verlaine mettait au premier plan : jamais Cavafis ne force la voix, tout est retenu, tout doit être dit fermement, mais sans insistance indiscrète. Poésie « gnomique » disait Yourcenar, c’est bien de cela qu’il s’agit : on pourrait, comme d’aucuns avec la Bible, inaugurer chacune de nos journées en lisant au hasard, en guise d’oracle annonciateur ou apotropaïque, un de ces courts poèmes (le plus long ne dépasse pas deux pages). Ici, comme en écho ironique à celui de Du Bellay, que nous savons tous retourné chez lui « plein d’usage et raison », Ulysse doit se convaincre qu’il faut « que la route soit longue,/ pleine d’aventures, pleine d’enseignements » et le conseil est clair : « Garde toujours Ithaque présente à ton esprit./ Y parvenir est ta destination finale./ Mais ne te hâte surtout pas dans ton voyage. » Là, comme un de ces empereurs byzantins qu’il affectionne car ils sont à bout de forces, dignes dans la dépossession, nous devons apprendre que ce qui importe c’est d’être pleinement « les créatures de l’instant ». Ou encore à l’heure où « notre » Europe tremble derrière ses remparts méditons ce poème-apologue : des citoyens effrayés à l’annonce des Barbares s’agitent, s’interrogent, se préparent, chacun à sa manière, avant de convenir, une fois le risque dissipé, que « ces gens-là, en un sens, apportaient une solution ».
Enfin, disséminés au fil du recueil en un savant agencement, un système d’échos, voici les poèmes de la nostalgie : la douce douleur du retour vers ce que nous avons perdu, ou ce que nous regrettons n’avoir pas su saisir. Comme chez Proust, le passé n’est pas ici un refuge mais plutôt l’objet d’une quête vitale, comme chez Rilke, ce n’est qu’une fois exilé de nous par les années que ce que l’on a vécu peut prendre sa pleine signification : alors s’illuminent « l’ivresse surtout de la nudité des corps » même dans « la chambre pauvre et vulgaire », ou « les yeux ardents » et « les mains tachées de rouille et de graisse » de ceux qui sont morts. Qu’il s’agisse d’Iménos, vaincu par les plaisirs au IXe siècle, « sous le règne non moins dissolu de Michel III » ou du « fils d’un misérable marin/ (d’une île de la mer Égée) victime de la malchance », la beauté qu’ils eurent en partage survit, le poème est là pour l’attester, tombeau de mots sculptés.
Écoutez le sage grec : même dans votre « vie bornée, rangée et prosaïque », le désir même rêvé, même demeuré sans réponse vous rédime et vous transfigure, « par-delà le Temps. »

En attendant les barbares et autres poÈmes
Constantin Cavafis
Traduit du grec par
Dominique Grandmont
Poésie/Gallimard
323 pages, 7,50

Les royaumes de la mémoire Par Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°48 , novembre 2003.