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L'Anachronique Bientôt quatorze

mars 2004 | Le Matricule des Anges n°51 | par Éric Holder

Nous ne vivons pas la même vie. À quoi bon lui enseigner ce qu’il a semblé important de savoir dans la mienne ? Cirer ses souliers uniquement au chiffon, pas de brosse. Aiguiser les couteaux, les serpettes et les lames de faux. Ramasser un fagot qui flambera. À mesure qu’on s’éloigne des quarante ans, il vient du roux dans le feuillage. Patine et compréhension. On a tendance à s’incliner, non devant des hommes, mais devant des idées. Les idées font des hommes. Voilà qui donne à réfléchir, face à son fils.
Je ne fais plus attention, de l’autre côté de la table, à sa façon de manger. Les grands jours de plats complexes, dans le ragoût desquels il faut aller puiser les ingrédients succulents, et au contraire rejeter sans état d’âme, par exemple, la graisse, ce serait presque un régal en soi de le voir décortiquer, supposer, trier on lui accorderait une délicatesse de laborantin chimiste. S’il n’utilisait les doigts. Jusqu’aux coudes.
Pareil pour cette voussure qui, partant de la chaise, plonge le bel adolescent longiligne à une hauteur dangereusement près de l’assiette. Beaucoup de personnes, à force de se contenir, hurleraient : « Redresse-toi ! » J’ai été au premier rang, un temps… Je devrais recommencer. Uniquement pour être l’objet, sous la mandorle des cheveux blonds, fous, emmêlés, de son regard noir et sauvage, son air de dire, Quel con ! (Ici, c’est moi qui interprète. Con est vieilli, en termes de dictionnaire. « Quel bouffon » serait préférable. Quel blaireau, quel crasseux, quel dalleux.)
Nous nous connaissons depuis un peu plus de treize ans. Je loue le ciel d’avoir été là dès le départ. J’aurais ainsi acquis des bases qui, puisqu’elles persistent, semblent fondées : il aime l’eau, les chats, sa sœur. C’est à dessein que je passe sous silence sa mère, cette sorte d’étoile autour de laquelle, en fait, ses affections paraissent accessoires ou bien graviter. Ne reste plus qu’à suivre le cours de leurs déclinaisons. Il continue d’en mettre partout (de l’eau). Claquer une porte, dans cette maison, fait jaillir des félins avec un trou de mémoire à la place de leur nom. Il ne s’agit pas de rater le moment qu’il rentre du collège, en hiver, à six heures, et que sa sœur est là, elle-même revenue de l’université. On apprend à cette occasion ce que les filles trouvent aux garçons : un éclairage subit de tout le visage, une franchise comme une lampe orientée sur le front.
Si l’on excepte deux ou trois choses que je sais, donc, de lui, je connais mal l’être dont la chambre jouxte mon bureau. Nous n’avons pas les mêmes goûts musicaux, et c’est heureux : il écoute les seuls disques qui ne dérangent pas. Pardon s’il lit ces lignes, mais les paroles sont inaudibles et la musique, inexistante. Puisque je sais à ce moment-là que mon voisin planche sur ses devoirs, l’air en deviendrait paisible. Surgit l’image d’étudiants oxfordiens. Parfois on entend sonner son téléphone : des cris inarticulés s’achèvent dans un gargouillis.
Ses rares apparitions en public déclenchent toujours un étonnement, la découverte de qualités que je ne possède pas. Son calme. Sa clairvoyance. Sa rapidité. Je cherche en lui la trace que j’aurais pu laisser, et je ne la trouve pas. Qu’avons-nous en commun, ce jeune homme élancé, saisissant une pomme dans ses longues mains étroites, et moi ? D’où lui viennent ces arcades sous lesquelles le regard est trop souvent assombri ? La ligne ciselée de la nuque ? Voici à présent qu’il s’installe sur une chaise, les genoux ramenés au menton. Quel silence. Il s’y glisse en rêvant. D’où tient-il à son âge la vertu de se taire ?
J’ai beau fouiller mes souvenirs, pas une expérience ne concorde avec les siennes. Ce caractère différent du mien possède une enfance dessinée par ses traits. Du goût pour les camarades, au point que ce mot évoque dorénavant eux et lui, sur une place de village réunis. Une tendresse qui fixe sur les photos le nom des participants de la fête. Une passion du jeu qui lui aura valu, déjà, de rencontrer le milieu, et je ne joue pas. Je n’ai pas connu non plus de père autoritaire.
Quel est le décor ? Une maison loin de tout, pas de chaîne à la télévision mais dont on espère qu’il soulignera la mémoire à coups de pinceau verts, l’ombre noire des sureaux en dessous. Une mère éditrice, un daron écrivain. Tu as déjà essayé de supprimer, toi, un écrivain ? Ça ne doit pas être facile. Les maris y renoncent. Même les dirigeants pâlissent. Renâclent. Rechignent.
C’était jour de vent, de pierres claires et de soleil en paillettes dans Paris, carrefour de l’Odéon, en remontant la rue Monsieur le Prince. Ses études avaient demandé qu’il fît un stage en entreprise, il avait choisi une boutique de jeux. J’étais passé à une heure, dans sa semaine, il avait peut-être envie de manger quelque chose. Il a demandé la permission de sortir, accordée sous couvert de « Tu reviens vite ». Il avait déjà déjeuné.
Nous nous trouvions pris de court, sous le feu boulevard Saint-Germain. Je me demandais comment ça ferait, de le retrouver dans le quartier. Ça fait lui voûté avec cette auréole surnaturelle de crin blanc, les mains au fond des poches de son blouson, frissonnant un peu de froid. Ça fait : je suis raide à côté, les godillots encore terreux aux pieds. Ça fait qu’on se sourit. Enfin, le sien, de sourire, les yeux bleus où d’un coup danse l’océan, au bout du boulevard, loin, très loin. Et le mien maladroit, qui tâche de masquer le regard embué.
Toi qui ris avec mes larmes
emperlantes dans tes cils…

Bientôt quatorze Par Éric Holder
Le Matricule des Anges n°51 , mars 2004.