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La révolution Revanche

avril 2004 | Le Matricule des Anges n°52 | par Daniel Labedan

Jean ne sait pas comment les choses se passent par delà le Kilimandjaro, mais il sait que chez lui ça va de travers. Chaque jour qui passe nourrit un peu plus sa colère, tant il en a assez d’être pris pour une ombre, un crétin, un parasite, un bon à rien. Parfois, lorsque son désespoir est grand et que la solitude l’opprime, il s’imagine hurler de son balcon : « Bon sang ! Sachez-le tous, je pourrais être tout autre chose qu’une méchante cloche ! Donnez-moi juste un peu de boulot ! Je peux devenir un peintre compétent, un assureur honnête, un ouvrier ponctuel, un livreur habile ! Merde, c’est vrai ! Laissez-moi ma chance ! Je peux devenir quelqu’un ! » Mais il retient son imploration, car en bas de l’immeuble les passants lui ressemblent et partagent avec lui le même désenchantement : aucun n’est en mesure de l’aider autrement que par un sourire ou un petit coup de main. Alors Jean se tait, se tient la tête comme si, par l’effet d’une pression trop élevée, elle allait exploser sous peu, et répète à mi-voix, dix, cent, mille fois « qu’est-ce que je peux faire ? », « qu’est-ce que je peux faire ? » tout en marchant de long en large dans l’appartement nu, et cette psalmodie navrante semble s’étirer et durer jusqu’à ce que, vaincu par la fatigue, Jean s’endorme, mais non, puisque voici quelqu’un qui frappe à la porte : « Jean ? Jean ? Vous êtes là ? C’est Mario ! » Jean tente de faire bonne figure, ouvre la porte et salue son vieux voisin. Celui-ci a le visage rougi par l’air et le soleil, et sa tenue de pêche libère d’agréables senteurs marines (à chaque aurore Mario va jusqu’au bassin d’Arenc pêcher la friture : le spectacle du port, les navires, les grues, les mouvements des trains et des camions l’étourdissent et lui font oublier un peu ses douleurs rhumatismales). « Ça vous dirait une partie de boules au parc Lodi, sur le coup des quinze heures, demande Mario ? Ça vous changerait les idées, vous ne croyez pas ? » Jean pense qu’il n’a pas besoin de se changer les idées et veut décliner l’offre, au prétexte qu’il l
Vers onze heures, il va jusqu’au Monoprix pour acheter du pain de mie, des œufs, des oranges, et cache dans les poches spacieuses de son manteau un mini-flacon de Palmolive-Vaisselle, un savon à l’huile d’amande douce, douze tranches de salami sous vide, une boîte de calamars sauce américaine. À son retour, il allume la radio et prend son repas à l’écoute de gens dont la vie est assurée : c’est sûr, se dit Jean, ceux-là sont en mesure d’apprécier sans retenue la beauté du jardin Majorelle, la force des peintres fauves ou les chorégraphies novatrices de Pina Bausch. De quoi l’énerver donc, car lui aussi souhaiterait goûter les saveurs multiples du monde, mais, semble-t-il, la pauvreté de son origine le condamne, malgré ses années d’études, à n’en percevoir que les plus amers reliquats. En un temps idéal, un poète américain porté sur la bouteille et le sexe, auquel il avait écrit une lettre d’éloge et joint certains poèmes de sa composition, lui avait répondu : « Petit, ne viens pas me dire que tu n’y arrives pas, qu’ils t’envoient te faire voir complètement, (…) que tout ce que tu veux c’est une chance mais qu’ils ne veulent pas te donner une chance. Petit, je suis d’accord : il n’y a pas beaucoup d’ouvertures, et il y en a quelques-uns au sommet qui ne font pas beaucoup mieux que toi, mais tu perds ton temps et ton énergie à réclamer et à racoler. »
Après son repas, Jean s’allonge dans le canapé convertible et s’y endort, le temps de dire ouf. Dans les replis moites du sommeil, il se rêve riche négociant en produits fins, navigateur dilettante en escale à Casablanca sur un yacht à voiles nommé Fortune. Mais il s’ébroue pour changer de rêve, tant celui-ci lui paraît sot. Ah, le voici qui s’imagine révolutionnaire, une vieille kalachnikov à la main, juché sur une barricade de quartier au milieu d’insurgés dont il reconnaît les visages (voici le jardinier municipal, les employés du bureau de poste, les maçons de l’entreprise Cromati & Fils, et tous les laissés-pour-compte de Notre-Dame du Mont jusqu’à Castellane, et encore la fanfare, l’amicale des retraités du Port Autonome avec, au premier rang, Mario déchargeant vers le ciel sa pétoire oxydée, et puis d’autres, inconnus ceux-là, venus de Timone, La Plaine, Noailles) ; ainsi, agréablement égaré dans l’univers des songes où chacun peut à sa guise contracter le temps jusqu’à confondre naissance et mort, Jean prend sa revanche sur sa pauvre vie et partage avec son armée chimérique l’exultation propre à ceux qui pensent accomplir une œuvre juste.

par Daniel Labedan*

* Romancier
Dernier livre paru : Mimizan-plage (La Table ronde)

Revanche Par Daniel Labedan
Le Matricule des Anges n°52 , avril 2004.
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