Dans les années 60, aux États-Unis, au Japon et en Europe, une poignée de jeunes artistes s’étaient réunis sous la bannière « fLuXuS », avant-garde sans manifeste, adepte de la surprise, de l’iconoclasme et du happening. Il y avait différents Flux-Arts. La Musique-Fluxus consistait parfois à « faire luire » un violon (le montrer au public, le faire luire, c’est en jouer) ou à jouer du piano… avec une perceuse, zing, zing dans le piano. Le jeune Ben Vautier s’assit deux heures à un bureau : c’était une pièce de théâtre intitulée « Public » : Ben regardait le public. Le genre de peintre qui n’était pas du genre à mouiller des aquarelles dans le jardin un dimanche pour en meubler le grenier dès le lundi. Au contraire dans la Flux-peinture, l’esprit était sans cesse en aquarelle mouvante comme l’océan ou le ciel s’il pleut fort. FLuXuS faisait un usage intensif de la contradiction, pour faire exploser les arts et leurs objets, briser les entraves.
Avec Pamplemousse de Yoko Ono, on accède au versant plus littéraire de Fluxus. Comment ça se présente ? Des phrases ? Certes, mais pas façon Voici une merveilleuse histoire que je vais vous raconter. Ou encore, des POÈMES ? Pas tellement des poèmes. Plutôt des recettes de cuisine expliquant en détail comment dissoudre la casserole et manger son ombre sans sauce au soleil. Des séries d’instruction, transmettant la lettre d’un texte concis dont le lecteur doit vivre l’esprit, en interprétant lesdites instructions. C’est parfois amusant. Dans la section Musique de son livre, Yoko donne le texte suivant : « ŒUVRE RIRE. Riez durant une semaine. » Il faut tenir mais on obtient une jolie mélodie. Plus loin : « ŒUVRE CONCERT. Lorsque le rideau se lève, allez vous cacher/ et attendez que tout le monde soit/ Parti./ Montrez-vous et jouez. » Plus conceptuel mais toujours ludique. Parfois, au détour par exemple de la section Peinture, c’est plus dangereux : « ŒUVRE SANG. Utilisez votre sang pour peindre./ Peignez jusqu’à vous évanouir. (a)/ Peignez jusqu’à ce que mort s’ensuive. (b) » Section Évènement, ça peut même confiner au terrorisme : « ŒUVRE HORLOGE. Avancez les horloges du monde entier de/ deux secondes sans que personne ne le/ sache. » Petite cause, grands effets.
Pour tous les arts donc (aussi la danse, le film, la poésie) Ono a réalisé des instructions, et on se demande quel statut accorder au mot « Œuvre » dans les titres. Chaque instruction est-elle déjà une œuvre ? Seule la réalisation serait œuvre ? Les deux réunies forment l’œuvre ? La lecture est porteuse d’œuvre en tout cas, car elle implique le lecteur dans une série de petits chocs frontaux de surprise et de liberté, qui sont tout à fait ce qu’on attend que l’art nous fasse. Avec Ono le texte est prétexte à contemplation, et la prise en compte sensorielle de n’importe quoi aboutit à un savoir sur la prise en compte elle-même la conscience. « Il n’est pas possible de maîtriser le temps de l’esprit avec un chronomètre ou un métronome. Dans le monde de l’esprit, les choses s’étirent et excèdent le temps. »
Avec les questionnaires plutôt loufoques à propos de films imaginaires, les comptes rendus de 13 happenings, la lettre « Aux gens de Wesleyan » où Ono commente brillamment son travail, et quelques autres missives charmantes, Pamplemousse, édité pour la première fois en américain en 1964, réédité en 1970 avec une introduction de John Lennon, et ici donné en bilingue, est un des bons documents pour commencer à pénétrer voire pratiquer l’esprit de cette éphémère et fugace école d’art.
« ŒUVRE CHIFFRE 1. Comptez tous les mots du livre/ plutôt que de les lire. » Prenez le Matricule et devenez un artiste fLuXuS.
Pamplemousse
Yoko Ono
Traduit de l’anglais par
Christophe Marchand-Kiss
Éditions Textuel
346 pages, 25 €
Arts et lettres Flux-poèmes
mai 2004 | Le Matricule des Anges n°53
| par
Ludovic Bablon
De la provocation, de l’humour, de la sensibilité : voici les poétiques instructions de Yoko Ono pour faire de toute la vie un art.
Un livre
Flux-poèmes
Par
Ludovic Bablon
Le Matricule des Anges n°53
, mai 2004.