R de réel (vol. Z)
Dans une page du Dictionnaire qui vient clore chaque livraison, on trouve, à l’entrée Zeugma, quelques lignes empruntées à Pierre Desproges : « Une récente statistique nous apprend que plus de 95% des mineurs lorrains ignorent totalement ce qu’est un zeugma ! Est-ce que cela les empêche d’aller au charbon ? Mais introduisez maintenant l’un de ces mêmes mineurs dans un salon mondain, et branchez la conversation sur le zeugma : qui a l’air con ? C’est le merle des corons avec ses gros doigts noirs sur la flûte à champagne ». Au merle, apprenons donc qu’avec cette figure, il s’agit d’associer des éléments appartenant à des domaines différents, de faire le « grand écart » : « je voudrais reprendre espoir et du dessert », propose par exemple notre Dictionnaire. On pourrait, à la rigueur, ajouter le credo même de cette revue qui se dit « généraliste et alphabétique » car si le premier adjectif renvoie au contenu (divers) d’R de réel, le deuxième indique plutôt la contrainte (forte) qui pèse sur son écriture : suivre pas à pas l’alphabet en plaçant chaque volume sous l’égide d’une lettre, laquelle vient déterminer une grande partie des sujets abordés. Zappa, Zapata et Zorro sont ainsi à l’honneur du volume Z. Et en toute logique il n’y en aura pas d’autre. R de réel vient de s’éteindre.
Après à peine cinq ans d’existence, c’est une belle mort, sans aucun doute, semblable à celle des étoiles éphémères, qui échappent ainsi à l’ennui. Et puis, Laetitia Bianchi (rédactrice en chef) et Raphaël Meltz (directeur de publication) font comme un baroud d’honneur, où s’exposent une dernière fois les charmes de leur publication. En fin de parcours, l’œil s’arrêtera sur la carcasse d’un dirigeable (ou Zeppelin) cloué au sol, photo qu’accompagne la légende « Le lendemain, une foule de curieux s’agglutine autour des vestiges calcinés et encore fumantes de l’alphabet » : R de Réel s’impose d’abord par sa capacité à marier nouveau grand écart le texte et l’image. Des clichés, des gravures anciennes, de la bande dessinée, etc ; mais aussi de surprenantes mises en page et des « choix typographiques très soulignés », pour rompre avec les routines éditoriales comme par esprit de jeu. Le noir et blanc s’accompagne ici d’une sorte de luxe décalé et inventif : R de réel ne s’est pas épargné le plaisir des suppléments (CD-Rom ou jeu de l’oie), et celui des collaborations décalées avec des auteurs rigolos (Éric Chevillard ou François Bon). Érudition potache, livre-objet, souci des formes et manie des références : on pourrait alors craindre un univers borné par les frontières du littéraire à tendance ludique. Piège évité grâce à de vigoureuses prises de position (tel, dans ce numéro, un désarmant plaidoyer pour Zinédine Zidane), ou certaines analyses conceptuelles remarquables (sur le kitsch, le spleen, les loisirs…) Bianchi et Meltz, anciens normaliens qui se comparent volontiers à Bouvard et Pécuchet, veillent bienheureusement à éviter tout jargon.
« Et après le Z, vous faites quoi ? » : espiègle, la revue dresse la liste de ceux qui entonnèrent ce refrain. Proposons quand même quelques éléments de réponse. Meltz & Bianchi conçoivent et réalisent la collection « on se demande comment de tels livres arrivent entre les mains du public » (aux éditions Verticales), dans laquelle s’acoquinent écrivains et dessinateurs contemporains ; ils ont failli réaliser une mini-revue consacrée à la ponctuation, qui semble s’être heurtée à la censure des commanditaires (le site www.rdereel.org dévoile les détails de l’affaire, ainsi que certains développements sur la virgule) ; ils auraient été « absorbés » par un mystérieux consortium, la Bobby Zoom Company (voir encore le site) ; mais ils réapparaissent ces jours-ci derrière un stand du festival d’Angoulème. Ils ont l’air de bien s’amuser.
R de réel (volume Z), 64 pages, 6,40 € (31, rue de Saintonge 75003 Paris)