Le lecteur de Jean Rolin connaît sa fascination pour les zones portuaires qu’on écarte des cartes postales et où la vie ouvrière a laissé l’empreinte bétonnée et métallique de son existence. Terminal frigo rassemble des moments empruntés à la vie des ports français comme Saint-Nazaire où il vécut une partie de son engagement des années 70 et où il se trouve lorsque s’écroule la passerelle du Queen Mary II qui tue quinze personnes. Entre-temps le livre a fait mine d’enquêter sur la défection d’un remorqueur du Jean-Bart pendant la Seconde Guerre mondiale et à l’héroïsme d’un autre. Cela conduit à Casablanca où le navire subira le bombardement américain et cela conduit à l’oncle maternel dont le sous-marin fut attaqué là. Les fictions se tiennent prêtes à s’emparer du lecteur, mais le réel devient si riche du moment qu’on sait le retenir dans les filets de la langue. Par exemple, quand le narrateur (très en retrait) côtoie les clandestins qui à Calais attendent une ouverture vers l’Angleterre.
La galerie de portraits qui nous est offerte est un carrefour aux cent vies, aux cent destins. Rolin se tient là comme Raymond Depardon le fait dans ses films. Toute l’acuité du regard, toute la précision de la langue viennent faire surgir des pages du livre de la vie vraie. Voyez par exemple venir, page 49, Sunny Paul « originaire de Trichur, dans l’état du Kerala, il appartient à la minorité catholique, il a déjà travaillé plusieurs années à l’étranger, dans le Golfe, et il lui tarde de se marier, si possible avec une femme d’un niveau culturel et social égal au sien, et de même confession. » Toute l’écriture du livre est là : une humilité du style qui semble effacer jusqu’au narrateur, mais une précision et un montage des informations qui ouvrent l’horizon. L’arrivée de Sunny Paul dans le livre apporte un peu de l’Inde, beaucoup du cosmopolitisme de celui qui a travaillé à l’étranger, elle aborde les questions religieuses et sociales, les désirs et les réalités. Le livre travaille ainsi, par des touches qui font sortir de l’ombre des hommes qui seraient restés sans nom. Il dresse une topographie balafrée des zones portuaires d’où l’on ne part pas autant qu’on le souhaiterait. Il brasse des destins ordinaires qui ressemblent à des légendes locales, celles des dockers et des syndicalistes dont José Kiecken qui, en assemblée, présente Jean Rolin comme « quelqu’un qui écrit un livre sur les ports. S’il n’écrit pas la vérité, on sait où le trouver… pour discuter ! » L’injonction est suivie à la lettre et la vérité des livres de Jean Rolin ne s’accommode pas des mensonges qu’on fait parfois par bonté.
Il arrive que les livres soient cruels, c’est qu’ils ne trichent pas. Écrire ce qui est, suppose du talent mais surtout une éthique exigeante dans le saisissement des choses et des lieux et dans leur restitution sur la page. L’art de l’observateur compassionnel.
Terminal frigo, P.O.L 250 pages, 19
Dossier
Jean Rolin
Voici les hommes
avril 2005 | Le Matricule des Anges n°62
| par
Thierry Guichard
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