Idiot ou pas idiot, on ne raconte que pour se faire des amis et récolter cet amour en silence ». Le but est ici amplement atteint. Quand Pierre Senges fait « le marché aux idiots », on sympathise très vite avec le collectionneur et sa collection. Il n’y a pas l’ombre chez lui d’une manie pointilleuse, ou d’une lassante tentative de définition. Son effort de taxinomie est traversé de tendresse, puisqu’il s’agit de rencontrer au fil des œuvres quelques figures singulières d’idiots. La tâche est difficile : pas de concept pour les embrasser dans leur diversité, pas de paradigme véritable, sinon le fameux prince Mychkine qui en fait « office » avec « son destin d’échantillon ». C’est que les idiots ne sont pas réellement : ils apparaissent, passent, circulent, accompagnent, tombent par hasard (la thématique de la chute était au cœur d’un autre ouvrage de Senges, Petits essais fragiles d’aplomb). Déclassés, déplacés, détonants, incongrus, étourdis, ou plus simplement nigauds, simplets, éberlués, ahuris, l’essentiel est de comprendre qu’ils sont idiots à leur insu, en dehors de tout professionnalisme et de toute préméditation. Certes, bien des variétés existent, des branches lointaines, mais impossible de les confondre avec des ersatz ou des imposteurs : ni fous ni crétins ni même picaros de Séville. Où les chercher alors ? Un peu partout : c’est dans un tableau de Watteau qu’apparaît le visage de Gilles le niais ; dans une party hollywoodienne que Rundi Bakshi, chez Blake Edwards, provoque des catastrophes ; dans un fragment de La Bruyère que Ménalque fait désordre pour l’éternité : « Il commence un conte qu’il oublie d’achever ; il rit en lui-même, il éclate d’une chose qui lui passe par l’esprit, il répond à sa pensée, il chante entre ses dents, il siffle, il se renverse dans une chaise, il pousse un cri plaintif, il bâille, il se croit seul ».
Ce qui intéresse Senges, c’est le rôle que joue à son corps défendant l’idiot. Comme il se prend les pieds dans le monde et dans le langage, il vient à dévoiler les sinistres figures du pouvoir et du discours. Son étrangeté même permet d’avoir une idée exacte de la scène de notre univers, et dans sa rencontre des prétendus « hommes de paroles », il remet en question non la Raison mais la raison d’État, et démaquille les impostures de ceux qui « s’assoient sur la parole donnée ». Plus originale encore est la question du statut ontologique de l’idiot. « Sans autobiographie », « apatride et sans lignage », entre abstraction et réalité, il peut faire figure d’ange ou de « créature purement mathématique ». Sa seule présence, intense et évidente, pourrait être encore proche « d’une parodie ou d’une figure fatiguée de Dieu ». Ou, plus simplement, c’est un homme qui est là (mais pas à la sauce heideggerienne) un diamant contingent. En tout cas, quelle tendresse manquerait au monde s’il n’existait pas ! Au point qu’on souhaite, autour de nous, des héros semblables à ces personnages de papier, et qu’on quitte à regret leur virtuose litanie. L’auteur, fatigué, pensant le catalogue exhaustif, paraît en avoir « terminé avec ses idiots ». Ou bien c’est l’objet lui-même qui est épuisé, et la source tarie : l’Histoire aurait fini par conduire « devant les juges » ces figures « incorrigibles », les aurait contraintes à s’adapter… On espère néanmoins quelque chose comme une suite. Le sexe féminin n’occupe dans cette encyclopédie qu’une toute petite place (telle la « nigaude qu’aucun danseur n’invite au bal ») : pourquoi cette masculinité de l’idiot ? Les femmes seraient-elles trop charnelles, trop rouées, trop adaptées ? L’auteur reviendra-t-il (c’est presque une promesse au début de son livre) sur la redoutable traque de « l’Eve idiote » ?
Gilles Magniont
L’Idiot et les hommes de paroles
Pierre Senges
Bayard, 236 pages, 19 €
Essais La vie avec les idiots
juin 2005 | Le Matricule des Anges n°64
| par
Gilles Magniont
« Solitaires », « étrangers », entretenant un « rapport conflictuel avec le langage » : voilà les curieux papillons que capture élégamment Pierre Senges.
Un livre
La vie avec les idiots
Par
Gilles Magniont
Le Matricule des Anges n°64
, juin 2005.