Voici des pages qui sentent bon l’honnêteté. L’humilité. Accessoirement la poésie, mais alors une poésie involontaire, comme contenue dans les choses elles-mêmes. Autant de raisons qui d’emblée vous font prendre Georges Navel (1904-1993) en sympathie. Dans Travaux, son premier livre, publié au lendemain de la Seconde Guerre, Navel ne fait pas l’écrivain. S’il écrit, c’est simplement qu’il a quelque chose à dire, et peu lui chaut qu’au final il s’agisse de littérature. Son souci, c’est de chanter le travail de la pelle, dire le sifflement de la faux passant dans les herbes d’un pré sous un soleil de Provence, ou encore la beauté d’une pêche bien mûre. Revenir aux choses les plus simples, aux gestes les plus élémentaires. Qui d’autre saurait vous parler du maniement de la pelle avec des mots, voire une tendresse, capables de vous rendre un tel labeur sympathique, pour ne pas dire désirable ? « Il n’est pas de terrassier qui ne se réjouisse de son lancer de pelle. De la répétition du même effort naît un rythme, une cadence où le corps trouve sa plénitude. (…) Avant la fatigue, si la terre est bonne, glisse bien, chante sur la pelle, il y a au moins une heure dans la journée où le corps est heureux ».
Cette entreprise de reconstitution autobiographique est guidée par un courant vaguement chronologique. Travaux s’ouvre sur des souvenirs d’enfance. On y apprend que Navel est le dernier né d’une famille de 13 enfants, que ses parents sont d’origine paysanne, et que, si sa mère ne sait pas lire, elle n’en a pas moins les mains de toutes les mères, des mains tannées qui « sentaient l’ail ». L’enfance donc, passée dans les odeurs de quetsches et de mirabelles, qui n’a guère connu qu’une seule souffrance : l’école, où il avoue avoir moins appris que dans les champs (à 9 ans il savait faire pousser des pommes de terre) ou dans les livres de Jules Verne. Puis, rapidement, parce qu’il faut bien faire bouillir la marmite de la famille, il découvre le monde du travail, manuel pour l’essentiel. Difficile de trouver plus touche-à-tout que Navel : ouvrier d’usine, ajusteur chez Renault, Berliet ou Citroën (au moment où le système Taylor vient huiler les machines), terrassier (jusque dans les rues de Paris), apiculteur, jardinier dans des villas privées de l’arrière-pays niçois, sans oublier les innombrables travaux de saison, comme la récolte de la lavande, celle du sel dans les salins d’Hyères, les foins, la cueillette du tilleul, des pêches ou des cerises. Toujours selon l’envie du moment, et les besoins du porte-monnaie. Parfois aussi pour le plaisir, « pour une odeur de genêt » qu’il souhaite retrouver, ou « pour avoir vu dans un chemin un paysan sous un grand parapluie bleu, un matin de petite pluie de mai ».
Quel que soit le métier, Navel garde le goût du travail bien fait, cherchant toujours la pureté du geste, seul moyen selon lui de s’inscrire dans le temps présent. Mais vouloir faire de toute activité une joie, une manière d’être au monde, cela n’exclut pas la fatigue : « Avec l’habitude, tout devient possible, mais l’habitude est dure à venir ». Cela n’exclut pas non plus le regard critique. Navel, il est vrai, s’insurge peu (une sagesse quand même étonnante pour cet ancien anarchiste qui rejoignait en 1936 les rangs de la CNT espagnole, et qui, en 1927, s’était insoumis au service militaire). Sa force est d’accepter la donne. Mais il rit parfois sous cape, notamment des petits chefs qui traînent près des chaînes de production : « En se dépêchant il semblait qu’on leur rendait un service personnel ». Il lui arrive aussi de coucher des réflexions plus profondes : « La main-d’œuvre qui travaille le dimanche fait neuf ou dix heures sans s’inquiéter s’il y a des chômeurs. Ceux qui ne pensent pas ainsi, on ne les rencontre plus ; ils sont ailleurs, expulsés ».
Comme tout le monde, Navel a ses préférences. La vie à l’usine lui devient vite pesante. Lorsqu’il retrouve Anna, la compagne d’un temps, après une nuit d’atelier, il a l’impression d’être « un morceau d’usine pour l’éternité ». Quand la ville le retient trop longtemps, il rêve de prendre la clé des champs : « J’étais trop loin de la nature, je séchais ». Ce qu’il aime, c’est la lumière, celle du Midi, les nuits à la belle étoile, et s’il se trouve un petit coin de mer du côté de l’horizon, son bonheur n’en est que plus grand.
C’est au sortir de la guerre qu’il s’est aventuré sur un autre chemin, dans un autre artisanat : celui de l’écriture. Son œuvre ne compte que quelques pièces (témoignages d’expériences personnelles, ainsi qu’un roman préfacé par Giono), mais un livre comme Travaux vaut bien des volumes. Riche en enseignements, il prend parfois des allures de manuel, dans lequel, pédagogue malgré lui, Navel l’autodidacte vous apprend à bien vivre (l’attention est délicate). Tout est question de présence, semble-t-il. Sa recette : être « toujours conscient du moment, de la chose, du geste ». Autrement dit, être ici et maintenant un art de vivre qui n’est pas né de la dernière pluie. Et il est vrai qu’à lire Navel attentivement, en prenant tout son temps, le présent vous a soudain une autre gueule.
Didier Garcia
Travaux
Georges Navel
Folio, 256 pages, 4,70 €
Intemporels Navel, 100% fruit
juin 2005 | Le Matricule des Anges n°64
| par
Didier Garcia
Parcours autobiographique d’un travailleur pas comme les autres, amoureux du travail de ses mains. Curriculum vitæ détaillé.
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Navel, 100% fruit
Par
Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°64
, juin 2005.