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Domaine étranger Vers l’Est, loin d’Éden

juillet 2005 | Le Matricule des Anges n°65 | par Jean Laurenti

Berlin-Moscou, un voyage à pied

En juillet 2001, Wolfgang Büscher quitte Berlin pour un voyage à pied de plusieurs mois à travers l’Est européen. Il en ramènera un récit magistral, habité par sa vision d’un continent meurtri.

Qu’est-ce qui peut bien pousser un journaliste et écrivain allemand à renoncer aux moyens modernes de transport pour effectuer à pied un périple de trois mille kilomètres à travers une partie de l’Europe qu’on voit rarement sur les catalogues clinquants des voyagistes ? Cette décision de partir de la sorte s’enracine assurément dans la conscience d’un homme que la pudeur détourne des explications et des digressions intimes. On sait qu’écrire et marcher sont des activités humaines étroitement liées, que nombre d’ouvrages importants ont été composés chemin faisant. Wolfgang Büscher, né en 1951, auteur chez le même éditeur d’un autre ouvrage, Allemagne, trois années zéro, pourrait aisément faire siens ces mots de Jean-Jacques Rousseau : « Jamais je n’ai tant pensé, tant existé, tant vécu, tant été moi-même, si j’ose dire que dans (les voyages) que j’ai faits à pied. (…) il faut que mon corps soit en mouvement pour y mettre mon esprit. »
Le voyage à pied est peut-être avant tout un réapprentissage du regard, celui que la lenteur et la modification du point de vue imposent. Bouleversement radical dont la dimension est poétique autant que politique. Büscher quitte Berlin à l’aube d’un jour de l’été 2001 et met le cap vers l’Est. C’est dire s’il va marcher à contre-courant des rêves atlantistes de cette partie de l’Europe. Traversant la Pologne, l’auteur fera ce constat : « Je n’avais qu’une hâte (…) m’enfoncer à l’Est au plus vite ; venant de la direction inverse, la Pologne aspirait à l’Occident, et le courant d’air qui en résultait et m’effleurait était, le plus souvent, notre seul contact. »
Avant de s’engager sur les chemins de solitude, il faut s’abstraire de la métropole et de ses foules. Prenant congé des hommes, le marcheur est attentif aux animaux, à la brutalité de leur destinée : « Mon ultime vision de Berlin fut une souris morte. Tout avait disparu des massacres de la nuit, elle seule était restée (…). Elle gisait, les quatre pattes étendues, et la triste baraque du jardin d’enfants proche s’appelait mille-pattes. » Plus tard, « évitant les gens et leur regard », il croisera d’autres dépouilles animales : « je vis à mes pieds une armée de grosses fourmis rouges disséquer un paon de jour. Ses voiles poudrés tremblaient comme s’il voulait s’envoler, mais c’était seulement l’effet de la violence avec laquelle les tueurs rouges découpaient le papillon. » Un peu plus loin, sur les lieux d’un grand carnage de la dernière guerre, il découvre « comme une sorte de signe, le ballon parcheminé d’une grenouille morte desséchée par le soleil », puis « un renard à la tête déchiquetée ».

Une vision mouvante du monde
Le ton est donné, ce sera un voyage habité par le deuil et la mélancolie. Les pas du marcheur vont fouler une terre meurtrie, des pays mutilés, des êtres qui s’accrochent à des souvenirs d’héroïsme et de grandeur et que le sentiment de la fuite des jours fait tressaillir quand, le soir, ils se confient au voyageur. Beaucoup de ces témoignages seront empreints de douleur. L’auteur a le talent de rendre compte, dans une langue précise et poétique, de l’écho des guerres mondiales et de la violence totalitaire qui résonne dans les paroles recueillies. Dans un parc de Pologne, au cours d’une promenade au pied d’un château d’autrefois ou dans la lumière tamisée d’une maison biélorusse, les récits endormis dans les profondeurs de la mémoire viennent au marcheur. Il y a cette histoire d’un partisan russe qui « commença par dire qu’il n’arrivait pas à se souvenir », avant de dérouler le fil d’une vie où se mêlent exploits guerriers et sentiment d’irréparable perte : le héros soviétique, l’homme couvert de gloire qui a fait exécuter la femme qu’il aimait au nom des intérêts de la patrie. Blessure qui attendait depuis toujours le moment de se dire. « Une demi-heure avant, tout le monde ignorait sans doute la tombe secrète qui se trouvait, non au pied d’un bouleau, mais dans son cœur. » Une autre histoire, tout aussi poignante, celle d’un capitaine de l’armée allemande qui trahit le Reich pour sauver une jeune juive du ghetto de Minsk, dont il est tombé amoureux. Ils rejoignent un groupe de partisans, se marient et partent à Moscou. Là-bas ils vivront quelques mois dans un appartement. Puis, un jour, « une voiture s’arrêta, une de ces voitures qui s’arrêtaient, et elle ne le revit plus. »
Cheminant vers cet orient introuvable de l’Europe, le voyageur recompose l’Histoire du continent à partir des récits qu’il collecte. Dans le même temps, une autre géographie se dessine, s’inscrit dans le regard et les rêves du marcheur à bout de forces. « Au-dessus de mon mauvais lit se trouvait une étrange carte de géographie. La Pologne était le toit du monde, un toit plat. À gauche, la basse plaine d’Allemagne du Nord basculait dans l’océan Atlantique, à droite, l’immensité russe basculait dans l’infini. Je tournai la tête sur le côté et commençai à glisser lentement. » Plus loin, au Bélarus : « Le souvenir se dressait, surmené, dans un pays dont la surface poussiéreuse allait se perdre dans le vide et les lointains, si lourd qu’on pouvait craindre qu’il ne s’enfonce dans la terre molle des marécages. »
Le monde redevient une réalité tangible sous les pieds qui le foulent ; il cesse d’être l’abstraction qu’en communiquent les médias ou que l’on saisit derrière les hublots des machines à voyager : « Quand on marche, (…) jamais la terre n’est muette, elle possède une odeur, et les peurs, petites ou grandes, sont proches, sont concrètes. »
L’une des forces de ce récit est de restituer le rythme même du voyage. De dérouler sous nos yeux une vision mouvante du monde, de rendre perceptible le processus de son élaboration chaotique. Büscher, de plus en plus épuisé, découvre des pays et des populations qui le sont plus encore. Des terres ravagées par l’inconséquence des hommes, des hommes qui regardent d’un œil morne l’absence d’horizon de leur existence. Parfois, sous le ciel, surgissent de vastes cimetières où affleurent les traces de la barbarie : Katyn, cette terre où Staline fit assassiner et enterrer par milliers les membres de l’élite polonaise. Cette même terre où deux ans plus tard des soldats nazis firent ensevelir les cinq cents russes qu’ils venaient d’exécuter. Plus tard, « maquillé en sanatorium du KGB », Katyn recevra la visite de Kroutchev, Gagarine ou encore Gorbatchev. L’un des grands moments du récit est la visite de la zone contaminée par l’explosion du réacteur de Tchernobyl. Auparavant, Büscher nous propose de considérer la catastrophe sous l’angle apocalyptique, au sens biblique du terme. Dans le Nouveau Testament, Jean nomme Absinthe l’astre incandescent qui frappe le monde et empoisonne les eaux : « beaucoup d’hommes moururent à cause des eaux qui étaient devenues amères », écrit-il. Et dans cette région d’Ukraine, la nappe phréatique a été empoisonnée par la radio-activité. « Et voilà le trait d’esprit, commente Wolfgang Büscher : l’arbuste de l’absinthe se nomme Tchernobylnik, en russe. » C’est ainsi : « Quelqu’un vit venir quelque chose, l’écrivit, et la chose arriva, deux mille ans après. » Comment lutter contre une telle fatalité ?
On a dit combien il faut saluer la langue de Wolfgang Büscher. L’écriture est d’une grande sobriété, mais la phrase vibre par les subtiles variations de rythme et de ton que l’auteur lui instille. Büscher voit et entend des choses graves, mais son récit n’en devient jamais pesant. Peut-être parce qu’il s’attache avant tout à mettre en valeur la singularité des témoins et des protagonistes, c’est-à-dire à les dépeindre dans leur humanité. Parfois le trait se charge d’humour, comme lorsqu’il narre les faits et gestes d’un groupe de contrebandières rouées, à la frontière entre la Pologne et le Bélarus. Ou lorsqu’il relate sa première entrevue avec Oleg, un yogi sibérien : « L’audience fut brève. (…) Il m’expliqua comment vivre. Une bonne alimentation, légère, des exercices quotidiens, des prières, tout cela. » De lui, il n’obtiendra pas de récit, car « comme tous les yogis, c’était un mauvais conteur. »
Plus tard, suivant Wolfgang Büscher à son arrivée à Moscou, on pourra continuer de s’interroger sur les motivations profondes d’un tel voyage. Refermant son livre ni recueil ethnographique, ni reportage, mais bien œuvre littéraire, on saura qu’il ne l’a pas accompli pour rien.

Berlin-Moscou,
un voyage à pied

Wolfgang Büscher
Traduit de l’allemand
par Cécile Wajsbrot
L’Esprit des péninsules
286 pages, 20

Vers l’Est, loin d’Éden Par Jean Laurenti
Le Matricule des Anges n°65 , juillet 2005.
LMDA PDF n°65
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