Il est des romans qui font tout de suite, avant tout, une atmosphère. On y entre par les sens, comme en aveugle, on ressent les choses et puis, peu à peu, l’histoire se dévoile par les odeurs, les sons, les couleurs, elle se découvre et on est pris. Emmanuelle Pagano, dans son troisième roman, nous laisse d’abord voir les reflets de l’aube sur la chevelure blonde d’un enfant. Elle nous fait toucher la chaleur d’un printemps dans le sud à laquelle se joint celle de lasagnes aux escargots que la narratrice prépare et qui l’obligent à soulever le haut du pyjama de son fils Titouan « pour mettre de l’air sur son torse ». Elle mêle les « odeurs prononcées » des boues que la jeune mère utilise pour faire des couleurs aux cheveux des clientes du salon de coiffure où elle travaille. Elle décrit très bien la sérénité que provoque la respiration d’un enfant qui dort : « on entendait sa respiration si régulière qu’elle me paraissait sans fin. Elle aurait pu traverser les murs, le quartier le village les vignes, on aurait dit la mer. »
Au plus banal du quotidien
C’est sur cette sensualité dans laquelle on pénètre que l’héroïne a bâti son rapport au monde depuis la naissance de Pierre, ce fils sans père, cet enfant de la honte. Pierre, elle l’a eu à 15 ans d’un de ses amants brusques. Après, elle n’est plus allée à l’école. Pierre est « un enfant seul, c’est un enfant vide », un être amorphe, aveugle et sourd, débile. Peut-être a-t-il été victime de tout ce que sa mère a fait pour ne pas enfanter si jeune… « De temps en temps je le dévisage, comme ça, parce qu’on ne sait jamais, mais si je croise ses yeux, je baisse les miens, parce que son regard nu, ça me fait devenir seule. » Sa mère a la passion des cheveux, une passion arrimée au corps qui lui permet de travailler sans diplôme dans un salon de coiffure. Elle aime coiffer, peigner, plonger ses doigts dans les chevelures, malaxer. Elle possède une intelligence des sens renforcée par le contact qu’elle entretient avec ses enfants. Car ils sont deux, depuis la naissance de Titouan, trois ans après celle de Pierre. Son père à celui-ci a préféré mettre son casque sur les oreilles et s’avachir devant la télé à l’heure des feuilletons, plutôt que de réfléchir avec son amante au devenir de cet enfant inattendu. Titouan non plus n’aura donc pas de père. Mais il voit, entend, comprend et sa respiration paraît sans fin.
Et puis il y a la voisine, fille de gendarme comme la jeune maman, et comme elle vivant son adolescence dans la gendarmerie, où chaque année, les hommes et leurs femmes se retrouvent à la Saint Sylvestre, pour regarder ensemble un film porno. Cette voisine-là, qui lit beaucoup, et ne prend guère soin de ses cheveux, ça pourrait bien être Emmanuelle Pagano elle-même. La romancière s’est retrouvée devant cette énigme qu’est un enfant sans parole et sans regard, sans intelligence mais qu’une mère aime, du corps au corps. Par des phrases très simples, elle nous plonge au cœur de ce sentiment maternel, presque instinctif, auquel elle donne toute la grâce d’une poésie sans pathos et qui n’exclut pas le prosaïsme de la vie pauvre, modeste de son héroïne. Il n’empêche : dans le rapport animal que le handicap du fils impose, la romancière défriche une maternité préhistorique, originelle. Quelque chose de lumineux posé au plus banal du quotidien et qu’une menace vient rendre encore plus fragile.
Le Tiroir à cheveux
Emmanuelle Pagano
P.O.L
135 pages, 14,50 €
Domaine français L’enfant nu
septembre 2005 | Le Matricule des Anges n°66
| par
Thierry Guichard
Dans un style tout en délicatesses et retenues, Emmanuelle Pagano dévoile la grâce d’une maternité douloureusement précoce.
Un livre
L’enfant nu
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°66
, septembre 2005.