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Poésie Plastiquer le Livre

novembre 2005 | Le Matricule des Anges n°68 | par Emmanuel Laugier

Mort en novembre 2003 à l’âge de 50 ans, Jean-Michel Reynard laisse avec « L’Eau des fleurs » un livre de prose inclassable, où se mêlent le journal intellectuel, la confession, l’autobiographie, et, enfin, l’endurance vivante d’une pensée en acte. Une somme ravageuse où la langue se renverse pour nous faire marcher sur la tête et nous confronter à nous-mêmes.

Œuvre posthume, L’Eau des fleurs a été rédigée entre décembre 1996 et avril 2003. Presque comme Rousseau déposant son manuscrit dans la crypte de l’église Saint-Sulpice pour être seul face à Dieu, Jean-Michel Reynard portait ce livre-testament cousu à son cœur, sorte de dernière balise susceptible de racheter le métier d’écrire tel qu’il n’y crut jamais. Jean-Michel Reynard écrivait dans cette solitude-là, au point où elle ne sauve de rien. Pourtant, ce n’est pas à un nihilisme que conduisit cette lucidité. Mais à la conscience d’un écart inéluctable, déclos, concentré, et porté à même un corpus de langue dont la question serait alors : que ne peuvent pas les fines pages de mouches d’un écrivain face au poids d’un corps en mouvement, d’un corps mort, d’une ville en action, d’un accident, de la disparition d’un être, d’un amour, ou de sa fin ?
Cet écart, véritable opération, couple de forces dérivantes, qui a également isolé l’œuvre de cet homme de ses lecteurs potentiels en la rendant plus que confidentielle, fut jeté en travers de chacun de ses livres, en chacune de leur expérience. Mais comme une poutre dans l’œil L’Eau des fleurs travaille cet art de l’écartement à même son corps, cochonnant, comme il l’écrit lui-même, la romance dont il porte le sous-titre. Romance, qu’entendre là ? Car si le livre à peine ouvert semble en être la contradiction patente, le mot s’entend néanmoins. Il en est même le décryptage inouï, la logique ironique : L’Eau des fleurs n’aura jamais voulu être qu’une chanson sur un sujet tendre et touchant, qu’une tendresse passée au crible de la rage, le toucher d’une limite où se démembrent tout genre, toute forme, toute circonscription du langage. La romance est raillée, cinglée, folle, pulvérisée, jusqu’à devoir, infracassée, être écrite jusqu’au bout. Voilà le programme que Jean-Michel Reynard put se donner comme cap de son existence. Il l’aura formulé de multiples façons dans ses autres livres de poésie, ou dans Le Détriment (Fourbis, 1992), sa première pièce de prose, par ce laconique et époustouflant « Laisser filer le danger ».
Mais L’Eau des fleurs, qui est aussi toute l’eau des pleurs, ou celle des fêlures du ravinement de l’être, ne fait pas que laisser le danger venir à lui, il le provoque et l’appelle, le souhaite presque, et rejoint ainsi, quand son mouvement perpétuel ne nous laisse pas à la fois effaré et sans plus d’espace où respirer, la profonde intuition de Hölderlin : « là où croit le danger, croit aussi ce qui sauve ». Toute L’Eau des fleurs s’étaye ainsi à l’expérience de cette tension en la faisant sienne, c’est-à-dire en la réactualisant dans ses propres perceptions du temps et de l’époque.
Jacques Dupin, qui fut avec André (le poète) et Gilles (le peintre) du Bouchet, son grand ami, écrit justement, dans la préface (« Démantèlement du barrage ») : « Ce livre impénétrable est aussi le plus simple. Il aborde le heurt et la fusion de la terre et de la mer, de la mère et de la mort, de la langue et du livre, et leurs combinaisons à l’infini ». Il traverse dans l’invention d’une langue saccagée une méditation doublée d’une confession.
Ce monologue impétueux, creusé de bouts de perceptions sensibles, de pointes méditatives, s’achève, rincé de toute son eau amère, par l’impression d’un apaisement.
L’Eau des fleurs mêle systématiquement des pages entières, d’une rare densité, sur Heidegger, perçu assez rapidement derrière son petit « h » (tous les noms propres sont cryptés par cette notation minuscule « k » pour Kafka ou Kleist par exemple) ou la phénoménologie, des pages de réflexion sur le poème et la littérature, à la tentative sans lassitude de se débarrasser de soi-même, de se désubjectiver pour enfin toucher le centre vide de notre rapport au réel. Bien sûr c’est toute cette tension, jusqu’à sa presque impossibilité de se dire, qui fait la puissance de L’Eau des Fleurs, mais aussi la façon dont il intègre des pages centrales sur la mort de la mère, ou celles sur l’écart qui le séparait d’avec la société occidentale lorsqu’il se rendait sur les îles thaïlandaises. On mesurera bien dans la trompeuse et désinvolte simplicité de ce poème, si peu propre à L’Eau des fleurs, l’enjeu de cet exil intérieur : « plusieurs chansons parmi la mer/ tanguent et sombrent chaque nuit/, les rêves de la vie qu’on perd/ et l’or de l’amour qui pourrit/ on va le matin sur la grève,/ on cherche, on écoute, on attend,/ on voit d’autres refrains qui lèvent/ l’ancre, droits rires des perdants : / (…) quelque voile au-delà des nuits,/ un pur poème, la proue claire,/ me relègue dans l’île, enfoui, et m’aborde dans sa lumière) ». Ou bien encore comment Reynard, au travers de ces phrases de proses mates, phrases tourbillonnantes jusqu’à étourdir, suit son sujet en dérivant, le fondant dans une syntaxe torve, l’alambiquant pour en faire une véritable tête chercheuse et en forger la trame la plus juste : « comme par un défaut avant de terminer alors, avant d’avoir fini (l’art), ou renoncé de finir d’avoir ou à m’en repaître, ou à m’en honnir, ou à m’en torcher, devant de aller à même sans un quelque avec me coucher, lorsque la nuit sentinelle le large, derrière les portes, les fenêtres, j’aurai dit tout de même, j’aurai pris-dire,(…) qui sait mes travaux du nain fourbe du colosse, de sarcler, de saigner, de fleurir au point du pilon la contrée maternelle tant dénuée de un refuge sec aimément si souvent (…) ».
La mère, nommée « mlamère », ou par un simple « m », est le motif vertébral de toute la colonne de L’Eau des fleurs. Il en est la commotion primitive, celle où la perte permet un divorce que l’homme devra faire avec sa propre personne pour toucher la solitude de l’espèce humaine, au point qu’en ce fond touché l’espèce encore revient, d’un retour qui serait le seul imaginable et le seul à résister à la destruction de soi. Entendons-le dire, sans détour et sans mépris de soi : « que si je m’adresse en je (un moment) à l’orée des annales libellées de ma dilection dans la troisième personne plutôt, il est que je voue parmi elles surtout, les instants de l’accordement d’écrire, à la pensée de la couronne de m ». Que convoquer, en effet, de plus, entre la question de l’engendrement et celle du fils, sinon les annales en apparence pétrifiées d’un dire lié à « m », « mlamère » disparue. Dans son corps le fils laissé seul à lui-même, littéralement sans je, aura à porter et à faire exister ailleurs son « lui-même », son « il ». Tout l’enjeu de ce livre est là, et il devient profondément politique, comme le sont les grandes œuvres (pensons à La Métamorphose de Kafka ou à sa Colonie pénitentiaire). Et si la mère est le nœud politique du livre (« j’écris des poèmes de philosophie politique » aura-t-il noté), comme elle incarne autant la langue que la mort, c’est aussi parce qu’en elle, dans les mères, s’érige le premier rapport d’une communauté fondée sur la séparation des corps. Le tableau traverse toute la littérature depuis l’Œdipe de Sophocle, et Reynard le questionne de nouveau, comme Jacques Dupin le fit dans Les Mères, jusqu’au vertige, jusqu’au battement, jusqu’au charivari que cette unité immémoriale concentre et ajuste en nos existences.
Aussi, une fois la mère morte, le fils dit de ne pas oublier l’eau des fleurs de la tombe. La « mémoire et la dévotion » (Dupin) sont en somme exemple de ce qui devra se faire en un éternel retour : retour des cycles, ceux des douleurs et des amours, de l’innocence et de la perversion, du bonheur et du mal, retour qui, peut-être, donne de quoi, comme on lave un sol à grande eau, se révéler à soi comme jamais on aura su le faire. Comme sur une île, avec L’Eau des fleurs, il aura été question de percer la surface étale de l’eau, de la froisser, de pousser libre son rythme, de le simplifier en passant par toute la complication où une langue se perd et s’ajuste en un tour de main diabolique.
Sans complaisance, sans écoute presque de ce qu’elle ne dira jamais à son lecteur, ce monologue impétueux, creusé de bouts de perceptions sensibles et lumineuses (couleur des îles, des lumières, des terres, des visages, etc.), de pointes méditatives retrempées dans le prisme d’une écriture qui se cherche, de poèmes en colonne, s’achève, rincé de toute son eau amère, par l’impression d’un apaisement inouï. C’est son issue et celle que crée toute véritable écriture.

L’Eau des fleurs
romance

Jean-Michel Reynard
Préface de Jacques Dupin
Éditions Lignes
336 pages, 24,5

Plastiquer le Livre Par Emmanuel Laugier
Le Matricule des Anges n°68 , novembre 2005.
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