> arno bertina
Peut-être ma découverte de l’œuvre de Claude Simon n’a-t-elle pas changé ma conception de la littérature en ce sens que je n’en avais pas une idée arrêtée au moment où j’ai commencé à le lire et j’espère que ce n’est toujours pas le cas. Je n’ai pas de conception de la littérature et sans doute dois-je cela à Claude Simon, ou à la littérature elle-même. Je lui dois, oui, une certaine idée de l’ouverture : de m’avoir appris qu’il n’est pas de grands livres sans la disponibilité pleine et entière du lecteur. Si ce dernier ne fait pas don au livre de toute son intelligence, si l’on n’accepte pas tout de l’écrivain y compris d’être perdu par lui alors le livre en souffrira.
Je n’écris pas cela pour le bonheur de la pirouette rhétorique ; presque tous les livres de Claude Simon ont à voir avec la description d’un monde en mouvement la germination et l’érosion sont des figures récurrentes de son œuvre. Si la littérature prend ces mouvements pour objets du récit, c’est qu’ils disent en retour quelque chose de la littérature elle-même. Un mouvement lent, précis, inexorable qui porte un monde avec lui, charriant toute l’Histoire. Claude Simon m’a appris cela : toute l’Histoire est à trouver sous les mottes de terre s’attachant aux chaussures de deux sœurs (L’Acacia), comme on trouve des crabes sous les rochers, et non dans un discours. C’est qu’en marge des constructions narratives linéaires, une certaine vie attend d’être dite, qui ne se clôt pas (les phrases interminables de Simon), dont les différents temps se traversent les uns les autres (les participes présents de Simon) en laissant tout ouvert (ses incises qui s’emboîtent les unes les autres en donnant l’impression de ne jamais se fermer, comme si l’auteur voulait nous dire que notre besoin d’équilibre et de rangement notre besoin de consolation en somme est impossible à rassasier).
Je dois donc à l’œuvre de Claude Simon de m’avoir initié lentement, patiemment, généreusement, à une pratique de la littérature (lecture et écriture) qui sera érotique, grotesque ou comique, épique évidemment, formelle aussi, tellurique et cosmique. À une pratique de la littérature ouverte et ambitieuse.
Dernier livre paru : Appoggio (Actes Sud)
> thierry hesse
Évidemment, 30 lignes pour expliquer ce que Claude Simon a changé de ma « vision de la littérature », c’est un peu court. Ça l’est d’autant en proportion de ce qu’on voit lorsqu’on ouvre ses livres : ce texte serpentin, illimité, profond (et en même temps vibrant, enfiévré et tragique), où l’on sent bien, tout de suite, qu’il n’écrit pas seulement pour nous dire quelque chose ou envahir la page, mais parce qu’il croit à une histoire des formes. Que l’art et la littérature, c’est avant tout pour lui un travail d’ingénieur. Bien sûr il est toujours possible de composer comme Bill Haley, le public en réclame (combien de Bill Haley dans le roman contemporain ?), mais ça ne...
Dossier
Claude Simon
En quoi la lecture de Claude Simon a-t-elle changé votre vision de la littérature ?
avril 2006 | Le Matricule des Anges n°72
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