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Des plans sur la moquette Savoir encore se trahir

avril 2006 | Le Matricule des Anges n°72 | par Jacques Serena

Ces derniers mois furent pour moi de ces mois où, terrassé, nous retombe dessus le désir de foncer au hasard. Alors c’est, en vrac, deux nuits chez une libraire dans le Tarn, cinq nuits à Rignac chez l’artiste G. Marty, puis dans l’Aveyron chez deux autres, R. Caussanel, puis B. Dufour. J’ai glissé dans le Lot, tardé à Bagnac, après soudaine affinité avec une sirène Danoise échouée là, qui m’initiait au vin rosé. Pour me retrouver un matin à Figeac, la gare, sauter dans le premier train, direction Barcelone, y débarquer à minuit, héler un taxi, me faire arrêter au campus de la Mare et entrer y payer soixante nuits d’avance. Pourquoi Barcelone, aucune idée. Vraiment sans réfléchir. Mais maintenant que me voilà rentré, posé, me remettant à penser, je crois que j’entrevois pourquoi il me fallait, à cette période de ma vie, l’errance, les enchaînements, Barcelone.
Contrairement à ce que j’ai toujours voulu, mon dernier roman était parti d’une idée et l’ensemble suivait son cours. Me retrouvais à standardiser les faits, gestes et personnages, à presque « Orwelliser » le monde. Alors que je sais qu’on devient lourd, s’abaisse au niveau du verbe politique, si on ne se borne pas à tenter de simplement rendre compte de moments avérés, de l’humaine contradiction des êtres, le mystère des situations auxquelles n’ont accès ni la sociologie ni la politologie. Celui qui a son idée sur le sens des événements dont il parle ferait mieux de parler d’autre chose, je l’ai toujours su.
Le deuxième soir à Barcelone, j’ai senti que c’était le lieu pour bien me perdre, m’oublier, bref, me retrouver. Lieu qui pouvait m’offrir des moments qui ne s’inventent pas, petits événements comme autant de bribes de réalité soudain données à voir, dans la brutalité de la chose offerte.
Ce fut, ce deuxième soir, à la terrasse d’un bar, une famille à la table à côté, un jeune père fatigué, absorbé par la télévision en hauteur, qu’il fixait bouche ouverte. En face de lui, un vieil homme, vraisemblablement le beau-père, le désignant d’un index aux enfants tout en se vrillant la tempe de son autre index, pour signifier en quelle estime il le tenait, ce père. Un enfant alors riant, la mère giflant alors l’enfant, le jeune père fatigué regardant alors la femme, se demandant quelle mouche la piquait.
Puis deux jeunes gens soudain s’insultant en pleine rue devant le bureau de poste, l’un cherchant maladroitement à gifler l’autre de sa main libre, l’autre main tenant un cornet de crème glacée, puis finalement frappant encore plus gauchement les cheveux avec le cornet de crème, puis les deux partant chacun de son côté tout en continuant à crier mutuellement des choses, et alors qu’ils étaient séparés de dix pas, l’un s’asseyant soudain sur les marches de la poste et pleurant, alors l’autre courant s’asseoir à côté du premier pour le serrer dans ses bras et essuyer les traces de crème de ses cheveux.
Ces êtres me faisant alors envie, me rendant violemment jaloux de leur douleur, de leur plaisir, de leur ridicule, en me redonnant, par contagion, le désir de me remettre aussi à ce point en jeu. Retrouver cette liberté de décision de tous les moments, qui seule redonne à la vie ici-bas cette heureuse incalcubabilité, qui est la source de la vraie vie. Me suis senti assoiffé de réel.
Ces véritables et confus signes d’affection, qui souillaient ou blessaient. Et rien qui ne soit jamais su ni ne puisse trop se savoir des raisons de ces impulsions. À part, bien sûr, ce que l’on sait de nous, au moment de ce meilleur et de ce pire de nous, à savoir la cruauté comme impulsion fatale de l’attirance contrariée. Sans que cela ne puisse répondre à l’autre question : pourquoi la cruauté nous excite-t-elle à ce point, à voir, à vivre ? Quelle est la relation mystérieuse et profonde entre cruauté et compassion ? Dans quelle mesure devons-nous à un certain moment être cruels pour être enfin vrais ? Pourquoi, dans la vie comme dans l’art, alors que le mal est soi-disant si banal, la cruauté est-elle aussi exquise, aussi belle ? Le genre de questions que je me suis retrouvé à noter, sans m’arrêter de marcher, dans mes carnets de Barcelone.
Ces enchaînements tragiques, révélant si formellement le comique de notre condition de pauvres bestioles inconsolables, sans doute présent partout de par le monde, ici, ne cherchait pas à se cacher. Enchaînements venant aussitôt m’évoquer des réminiscences, ressemblances troublantes. Cette conspiration de détails a vite rallumé en moi cette espèce de fièvre qui était donc restée, ces dernières années, tapie en moi. Dans la foulée, j’ai retrouvé ce mot : moment. Moment, ce mot presque comme un mot-concept, de l’éternel jeu libertin, pour dire plus exactement l’occasion momentanée où un être peut être séduit.
Moments, à Barcelone, rouvrant mes sens sur des possibilités rendues de doux chaos. J’étais bel et bien venu là pour finir de mettre à mal mon soi-disant équilibre des deux dernières années, ce confort des idées, des vues à long terme. La délicieuse surprise de me souvenir à quel point j’avais aimé jadis ces moments de séduction, les suaves libertés du plaisir trivial, que je m’étais peu à peu refusés. J’ai noté : Un être est fidèle à lui-même quand il sait encore se trahir au moment où il faut.
Redécouvrir, une nuit, le ciel éternel et profond et tout notre monde prêt à basculer. Non pas grâce à la réflexion rationnelle mais grâce à ce long regard vers le ciel. Alors je sais que mon prochain roman n’aura pas d’idée préalable, mais des moments, enchaînements, complots de hasards. Jamais dans le juste milieu mais juste au milieu. Où joie et désespoir s’équilibrent au fond en eux-mêmes, mutuellement.

Savoir encore se trahir Par Jacques Serena
Le Matricule des Anges n°72 , avril 2006.