L’homme sensible, l’homme aux aguets fonctionne ainsi, par photographie : non de ce qu’il voit, mais de ce que les événements, du plus anodin au plus représentatif, évoque en lui. Le veilleur a cette fonction : enregistrer les faits qui entrent dans son champ de responsabilités, en référer. Qu’il prenne un peu de recul, on tombe en littérature. On détruit le champ factuel et on plonge dans l’espace subjectif des réalités poétiques, aussi terribles fussent-elles. « Les lois entraînent l’aveugle, le candide qui vient du pays du lait, du miel et de l’élixir, les lois le poussent vers Buchenwald, la Kolima, Srebrenica, Kigali et Babylone. Les lois applaudissent les ogres, elles ne font pas la différence avec les anges. »
C’est une avalanche d’images toutes exotiques, un peu comme si le monde sous le prisme de Serge Airoldi, s’emplissait de saveurs lourdes : sucrées ou pimentées, contrastées avec une pesanteur propre aux chaleurs du globe. Le veilleur ici débobine sa pelote de souvenirs suivant un fil qu’il tire en douceur, s’amusant tendrement des enchaînements qu’il découvre lui-même. Il y a cela aussi dans la prose de Airoldi, cette tendresse dans les images, une espèce de langueur qu’il prête aux pensées de tous les personnages qu’il évoque : les tortionnaires comme les amants, les enfants, les rugbymen, le congolais supporter de foot ou le cafetier de Palerme. « J’écris soudain, quand la mémoire sursaute, j’écris comme vont les raisins, par grappe, les grappes font des sillons et les sillons des vignes… », avoue le narrateur dans les dernières pages, ainsi boucle-t-il son témoignage, referme-t-il le cercle de sa mémoire, « le texte est nu, il naît, se nourrit et se pose, c’est une vase douce dans l’étang qui retrouve enfin le calme. »
Le Veilleur de Matera de Serge Airoldi
La Fosse aux ours, 89 pages, 13 €
Domaine français Douce vase
juillet 2006 | Le Matricule des Anges n°75
| par
Philippe Castells
Un livre
Douce vase
Par
Philippe Castells
Le Matricule des Anges n°75
, juillet 2006.