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Domaine étranger En attendant Charon

juillet 2006 | Le Matricule des Anges n°75 | par Benoît Legemble

Deux naufragés errent en pleine mer sur le même pneumatique. Nous sommes en 1943, l’un est américain, l’autre allemand. Une agonie physique et spirituelle que nous raconte avec sensibilité le méconnu Jens Rehn.

Rien en vue est une œuvre atypique, à l’image de son énigmatique auteur, Jens Rehn. Une carrière d’écrivain marquée par sa fulgurance : deux romans et un recueil de nouvelles seulement. Comme si l’homme se plaisait à brouiller les pistes. C’est ainsi qu’il crée de toutes pièces l’Autre personnage principal de son roman qui fait écho à son propre parcours de sous-marinier dans la marine allemande au cours de la Seconde Guerre mondiale. Comme lui également, le bâtiment de son personnage se fera torpiller en 1943. Mais les similitudes s’arrêtent là : il ne s’agit pas d’une autofiction, en dépit de la convergence des dates et des trajectoires. La guerre n’est que le contexte dans lequel s’inscrit le récit. Ou plutôt elle en est le prétexte, car ainsi que le souligne le narrateur, « il importe peu que cela se passe en temps de paix ou de guerre. La nationalité de deux hommes n’a pas davantage d’importance s’ils sont en train de dériver seul dans l’Atlantique Centre et vont mourir de soif si on ne les retrouve pas à temps. Il est indifférent au soleil que le Manchot soit américain, l’Autre allemand, et que les deux se retrouvent en l’an 1943 à bord d’un canot pneumatique. »
Si la situation initiale paraît absurde, elle révèle très vite sa dimension métaphysique : au-delà de l’Histoire et des différences nationales, il n’y a plus que l’humain, réduit ici à sa plus pure expression. Deux hommes sur un bateau, et c’est tout. Les deux protagonistes semblent pourtant irrémédiablement voués à la mort. Sans raison d’espérer une rémission, le reste n’est qu’une question de temps. La gangrène du manchot confirme cet état de fait, et le récit s’impose très vite comme le journal de bord d’un naufrage programmé. Dès les premières pages, l’aviateur américain jette son bras à la mer. Lui-même ne survivra pas au premier chapitre. L’océan apparaît ainsi à la manière d’un gigantesque no man’s land auquel il est impossible d’échapper. Hors du temps, il acquiert une résonance biblique : c’est paradoxalement en pleine mer que le Manchot et l’Autre feront l’expérience du désert. L’eau devient cet élément corrosif qui met à l’épreuve la chair. Et l’on suit la lente décomposition des corps sans jamais oublier qu’en fait « l’âme est tombée en ruine. L’âme délicate de l’humanité. Il y a longtemps déjà. » Commence alors une longue descente aux enfers pour le sous-marinier. Devant l’imminence de sa propre disparition, confronté au cadavre pestilentiel de son camarade d’infortune, il cherche par tous les moyens à rester lucide. Ce qui l’amènera à un long soliloque sur le sens de l’existence et le sentiment d’abandon éprouvé à l’égard d’un dieu qui n’est d’aucun secours pour la soif et l’inanition. Il lutte donc, mais à chaque fois le même constat de désenchantement vient ponctuer ses envolées : il n’y a « rien en vue ». Il peut toujours essayer d’y croire, mais il est entouré uniquement d’eau, au point même d’en confondre ciel et mer. Signe d’une altération des sens, cette bévue inaugure une série d’hallucinations au cours desquelles il verra s’animer les morts qui ont compté dans sa vie et celle de son défunt congénère. On voit alors affleurer les figures mythiques d’Éros et Thanatos, divinités respectives de l’amour et de la mort. Car ce roman se veut aussi l’histoire d’une débâcle sentimentale. Preuve en est à travers l’avènement de Mars et la révocation de Vénus au cours du récit, signifiant ainsi la victoire cosmique de la guerre sur l’idylle. De même, les projets du couple formé par l’Autre et Betsy seront enterrés avec la disparition de l’aviateur. La nouvelle fera commettre à la jeune femme des excès de boisson qui la conduiront à un accident de voiture et à l’amputation d’une jambe. Les destinées se chevauchent donc, s’entremêlent parfois, mais se soldent toujours par une tragédie. Si le rêve et la réalité se confondent de plus en plus à mesure que le récit progresse, c’est afin de permettre la peinture de vanité. Les apparitions fantomatiques de Betsy et du Manchot laissent présager la traversée du Styx : l’Autre rejoindra bientôt le royaume de ces morts avec lesquels il s’entretient. Il ne manque plus que Charon pour parachever le tableau. Car dans la légende grecque, il revient au passeur de conduire les défunts d’une rive et d’un monde à l’autre. En attendant la fin, les dieux (Zeus et Léda, Jéhovah, Allah, Bouddha) accompagnent le voyage de « leurs rires inextinguibles ». Est-il encore temps pour la révélation ?
À sa sortie en 1954, Rien en vue connut un succès immédiat en Allemagne. En attestent les commentaires de Martin Walser ou Gottfried Benn, qui salue le caractère « rebelle, cynique, génial » du roman. En dépit de ces éloges dithyrambiques, l’œuvre sombrera pourtant dans l’oubli. Plus d’un demi-siècle après sa parution, l’occasion est enfin faite aux lecteurs français de découvrir ce magnifique récit qui a su dire avec acuité la crise de la conscience religieuse agitant le sujet moderne.

Rien en vue
Jens Rehn
Traduit de l’allemand
par Bernard Kreiss
Albin Michel
205 pages, 16

En attendant Charon Par Benoît Legemble
Le Matricule des Anges n°75 , juillet 2006.
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