Europe N°926-927 (Écrire l’extrême)
Au-delà des interrogations traditionnelles propres à la modernité quant au statut et aux modalités de la représentation, surgit de plus en plus régulièrement la question de l’irreprésentable ainsi quand retentissent les imprécations de Claude Lanzmann, véritable interdit philosophico-théologique contre toute mise-en-fiction de la Shoah. C’est à cette problématique qu’est consacré le numéro d’été d’Europe, sous le titre Écrire l’extrême, commenté ainsi : « la littérature et l’art face aux crimes de masse ». L’ensemble est riche mais inégal, d’accès parfois peu aisé : peut-être l’ambition était-elle trop vaste… Sont en effet abordés ici un certain nombre d’événements historiques l’extermination des Juifs d’Europe, bien sûr, le génocide rwandais, les camps soviétiques, mais aussi les massacres de Srebrenica ou les guerres italiennes pendant la Renaissance… et de nombreuses formes artistiques : littérature, théâtre, cinéma, musique, danse et arts plastiques. Il est peut-être regrettable que seul l’entretien avec Jacques Rancière qui clôt cet ensemble nous offre quelques voies d’accès nous permettant de nous repérer à travers cette diversité d’expériences et d’exigences. Ainsi déclare-t-il d’emblée que, la modernité ayant détruit les normes « esthétiques » de la représentation, « il n’y a plus d’irreprésentable du point de vue de l’art » et « seul alors un point de vue éthique extérieur peut déclarer une chose irreprésentable ».
La question qui se pose est donc celle de « la rupture du rapport représentatif entre l’exprimable et les moyens de l’expression. » Si l’artiste, face à l’extrême, ressent le devoir ou la nécessité intime de faire œuvre, c’est sur les moyens adéquats qu’il devra s’interroger. La littérature « lazaréenne » de Jean Cayrol refuse ainsi le simple témoignage comme, plus près de nous, Kertész prenant parti pour la « création » comme « récupération » de soi, contre la « reconstitution » des faits, jugée impossible et stérile. L’œuvre de Romain Gary sera, elle, « hantée », explique Pierre Bayard, par la Shoah, à la présence à la fois insistante et fantomatique, car « toute grande œuvre est contrainte de traiter avec les fantômes qui hantent la société où elle a pris naissance. » C’est à une telle confrontation douloureuse et nécessaire que se risquent également le travail de Rithy Panh en particulier « S21, la machine de mort khmère rouge » qui « pose inlassablement, à travers ses films, cette même question : comment survivre ensemble à nos morts ? », ou encore la tentative romanesque de Nora Okja Keller qui, pour évoquer la tragédie des « femmes de réconfort » de l’armée japonaise, esclaves sexuelles à la vie brisée, va s’inspirer « du thème et de la structure du chamanisme » et parvenir à « mettre en fiction ce qui ne pouvait l’être, en parlant à la première personne » et ainsi « figurer le silence, et en même temps dire tout ce que contient ce silence ».
Europe N°926-927, 363 pages, 18,50 €