Pleine canicule. Ici, le vulgaire barbote dans ses congés payés, d’Argelès-sur-Mer jusqu’aux Sables-d’Olonnes. Quant à toi, Bernard-Henri, tu prends noblement la tangente vers Haïfa, Saint-Jean-d’Acre, Avivim, Manara. Tu as là rendez-vous avec l’Histoire : car il ne t’échappe pas que le lundi 17 juillet 2006, c’est l’anniversaire du déclenchement de la guerre d’Espagne. Simple coïncidence ? Non pas, pour qui sait voir : « L’allure décontractée (…), j’allais dire débraillée et même désœuvrée, d’une petite troupe qui me rappelle irrésistiblement la joyeuse bousculade des bataillons de jeunes républicains décrits (…) par Malraux : une armée plus sympathique que martiale ». Quand on a des lettres, on a le coup d’œil, on distingue ce que les autres ignorent : à savoir que les artilleurs israéliens ont la fraîcheur rieuse des brigades antifascistes. Il faut donc chanter leur geste, et la douleur de leur peuple : tu seras leur Malraux. Le Monde, bonne fille, va t’ouvrir grand ses colonnes. Deux pages, 26000 signes, rien qu’à toi, pour t’ébattre.
Mais comment parler le Malraux ? Le Malraux, n’oublions pas, c’est quand l’action rencontre la pensée, et que les deux avancent de concert. Ton « récit de quelques jours sous les obus » aura alors la forme virile d’un itinéraire fragmenté. « Haïfa. Ma ville préférée en Israël », « Remonter vers Avivim « , » Et puis Shimon Peres enfin » : à charge, pour ces énoncés laconiques, de régulièrement planter un nouveau décor. Rien de plus qu’une note de voyage, rien d’apprêté, rien de trop construit : c’est que tu ne t’interposes pas, c’est que tu n’es plus là, et que le Réel vient s’imposer à toi. Un réel qui disloque encore les moments forts du récit : « ces rues vides… ces maisons éventrées ou criblées d’éclat d’obus… cette montagne de roquettes » (paragraphe 2), « Roquettes encore. » (paragraphe 5), « vibration longue, tenue comme un point d’orgue, quand elle éclate à proximité et fait tout trembler autour de vous » (paragraphe 7), etc. Tu as su effacer toute liaison logique, et nous aveugle en conséquence l’éclat minéral des phrases nominales, celles-ci si propres à dire caillasses, détonation, violence, fournaise. Le style est coupé, la mission accomplie.
Mais il faut aller plus loin encore que ton maître. Car s’il est utile d’être sobre, d’autant qu’une rhétorique ornementale sonnerait comme un abandon coupable aux charmes du « jihad version persane » et de ses Mille et une Nuits, il est encore permis de s’abandonner au langage, d’en arpenter amoureusement la surface lorsque nécessaire. Ponctuellement, au rebours de certaine sécheresse usuelle, tu viendras alors orner ton discours : en peignant Shimon Peres et son « allure magnifique de prince abbé du sionisme », en donnant à voir les laboratoires de guerre israéliens « où des savants-soldats déploient une intelligence optimale » notez ici le beau volume des adjectifs, l’ampleur des mots composés, et combien le langage sait retrouver ses belles rondeurs. Tu peux même te faire joueur avec les mots pour triturer de la plume le Hezbollah « petit Iran » ou « petit tyran » ? et ses « Iranosaures », tu peux t’interroger sur la faiblesse de nos vocables hexagonaux « peut-être ne faudrait-il plus dire roquette (…) il y a dans le mot même, quelque chose qui, mine de rien, réduit automatiquement la chose (…) on dit salade de roquette, ou croquette pour les chiens », car réfléchir sur son outil, voilà bien la force et le devoir immense d’un écrivain.
N’allons donc t’enfermer dans un vulgaire plagiat. Tu peux bien prendre des libertés avec la lettre, puisque tu as entendu l’esprit, et que les œuvres de Malraux t’aident à lire notre présent. Ainsi devines-tu que le ministre de la défense Amir Peretz répond exactement au mot du romancier sur les commandants qui « font la guerre sans l’aimer » et qui « finissent toujours par la gagner ». « Amir Peretz, comme les personnages de Malraux, gagnera » : pas vrai ?
Avec la langue Poète des roquettes
septembre 2006 | Le Matricule des Anges n°76
| par
Gilles Magniont
Par la grâce d’une détonante salade fraîcheur, un écrivain retrouve ses zolies couleurs.
Poète des roquettes
Par
Gilles Magniont
Le Matricule des Anges n°76
, septembre 2006.